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contribution commune sa quote-part de satisfactions. Les grands versant dans le groupe familial ainsi constitué le produit de leur labeur, le fruit de leur expérience, l’affection de leur cœur et la noblesse de leur exemple ; les petits y versant à leur tour le faible appoint de leurs bras encore délicats, la grâce de leur sourire, la pureté de leurs yeux clairs et doux, la tendresse de leurs baisers. Les grands redevenant jeunes au contact des enfantillages et des naïvetés des petits, et les petits se faisant peu à peu sérieux et raisonnables au contact des gravités et des gestes laborieux et sensés des grands.

Entrevue de la sorte, l’œuvre unique répondait à la double préoccupation formulée ci-dessous : préparer des enfants, dès leurs premiers pas dans la vie, aux pratiques de travail, d’indépendance, de dignité et de solidarité d’une société libre et fraternelle ; prouver, par le fait, que l’individu n’étant que le reflet, l’image et la résultante du milieu dans lequel il se développe, tant vaut le milieu, tant vaut l’individu, et que, à une éducation nouvelle, à des exemples différents, à des conditions de vie active, indépendante, digne et solidaire, correspondra un être nouveau : actif, indépendant, digne, solidaire, en un mot contraire à celui dont nous avons sous les yeux le triste spectacle.

Le sort en était jeté, ma résolution était prise, j’allais fonder la Ruche. Je cherchai et finis par trouver un domaine à ma convenance : un bâtiment assez vaste, un grand jardin potager, des bois, des prairies, des terres arables, le tout embrassant une superficie totale de 25 hectares et situé à trois kilomètres de Rambouillet (Seine-et-Oise), et à 48 kilomètres de Paris. Je louai ce domaine.


Ce qu’est la Ruche. — La Ruche n’est pas, à proprement parler, une école. En tous cas, elle n’est pas une école comme les autres. Une école est un établissement fondé en vue de l’enseignement et n’ayant pas d’autre but. Les professeurs y viennent pour faire leurs cours et les élèves pour assister à ceux-ci. Les professeurs ont pour mission d’enseigner ce qu’ils savent et les élèves ont pour devoir d’y apprendre ce qu’il leur est indispensable ou utile de ne pas ignorer. Tel est, pratiquement, le but d’une école. L’école est ouverte à tous les enfants du même quartier, de la même commune ou de la même région. Elle ne doit, sans motif grave et précis, fermer ses portes à personne. Les écoliers restent dans leurs familles qui ont la charge de les loger, de les vêtir, de les alimenter, de les soigner s’ils sont malades, etc., etc. L’école qui se charge de coucher, de nourrir, de soigner l’enfant, l’école qui, pour tout dire en un mot, se substitue dans une certaine mesure à la famille de l’enfant et lui en tient lieu, est un pensionnat. Le pensionnat reçoit de la famille de l’enfant dont il assure l’instruction, l’éducation, le logement et l’alimentation, une pension représentant ces frais et ces services. La Ruche n’est pas un pensionnat et nul enfant n’y est admis et ne s’y trouve à titre « payant ». Quelques parents pouvant, grâce à leur travail, envoyer spontanément, d’une façon régulière ou de temps à autre, quelque argent à la Ruche, se font un cas de conscience de n’y pas manquer. Ces parents ont raison et ils accomplissent volontairement un devoir. Leurs versements rentrent dans la caisse de la Ruche ; leur enfant n’est ni mieux soigné, ni plus aimé que les autres ; mais ces petites sommes ont pour objet de ne pas laisser l’enfant entièrement à la charge de l’œuvre et pour résultat de diminuer mon effort personnel.

Enfin, la Ruche n’est pas un orphelinat. Nous n’avons que quelques orphelins et encore le sont-ils devenus depuis qu’ils sont avec nous. Pour être un orphelinat, il faudrait que la Ruche eût une situation régulière, prévue et réglementée par la loi ou par les statuts d’une société régulièrement constituée ; ou bien, il fau-

drait qu’elle eût des attaches avec l’Assistance publique qui, moyennant rétribution, lui confierait — comme elle le fait pour d’autres œuvres — les enfants qu’elle a recueillis et qui continuent à lui appartenir.

La Ruche n’est donc ni une école, ni un pensionnat, ni un orphelinat. Elle est, en même temps qu’une œuvre de solidarité, une sorte de laboratoire où s’expérimentent des méthodes nouvelles de pédagogie et d’éducation.


Direction. — Il y a un Directeur à la Ruche ; mais il l’est si peu, que, si on donne à cette expression le sens qui lui est d’ordinaire attribué, on peut dire qu’il n’y en a pas du tout. Ailleurs et, peut-être, peut-on dire partout, le Directeur est un Maître, qui donne des ordres, à qui on est tenu d’obéir, qu’on redoute, dont la volonté est souveraine, qui applique avec inflexibilité un règlement déjà redoutable et au besoin substitue son vouloir à la règle ; les uns le flattent dans l’espoir d’en obtenir des faveurs ; les autres le craignent et se cachent de lui ; les uns et les autres se mouchardent par ambition ou par cupidité, pour servir leurs intérêts ou leurs rivalités. Rien de ces abominations n’existe à la Ruche. Si le Directeur était ce despote, il serait nécessairement le point culminant d’une hiérarchie compliquée, où s’étagerait toute une série de despotismes subalternes, sous le poids desquels, tout à fait en bas, seraient écrasés les plus faibles et les plus soumis. Alors, plus de famille ; plus de milieu communiste-libertaire.

L’un de nous — c’est moi, pour le moment — a le titre de Directeur. Pour les propriétaires, dont nous ne sommes que les locataires, pour les fournisseurs, pour les familles qui nous confient leurs enfants, pour les groupes qui, par centaines, et pour les camarades qui, par milliers, suivent avec intérêt la marche de la Ruche, pour les autorités et l’administration, il faut un directeur, parce qu’il faut un responsable. S’engager, répondre, signer, se porter garant, tel est le rôle du Directeur. S’entremettre dans toutes les négociations avec l’extérieur ; écrire, parler au nom de la Ruche, telle est sa fonction. Pauvre Directeur !

Mais aussitôt que ce Directeur cesse d’être tourné vers le public et de faire face aux fournisseurs, aux propriétaires, aux banquiers, au percepteur, aux autorités constituées, aux groupes et aux camarades, il se retourne du côté de ses collaborateurs et il rentre dans le rang ; il redevient un des leurs, une unité comme chacun d’eux, pas plus, pas moins.

S’il y a une décision à prendre, il a voix au chapitre au même titre que les autres ; il exprime son avis et émet son opinion comme les autres, et son avis n’emprunte au titre qu’il porte aucune valeur particulière. On lui donne raison, si on estime qu’il a raison ; on lui donne tort, si on juge qu’il a tort ; il n’est le supérieur de personne ; il n’est l’inférieur d’aucun : il est l’égal de tous. Nous vivons dans une société tellement pourrie d’autorité, de discipline, de hiérarchie, que ce qui précède paraîtra à la plupart invraisemblable ou fortement exagéré. A mes collaborateurs et à moi, cela semble tout naturel et fort équitable. Dans un milieu communiste, libertaire, les choses ne sauraient se passer différemment.

A l’intérieur de la Ruche, le Directeur a pour fonction de centraliser tous les services et de coordonner tous les efforts, afin que chaque service, tout en restant autonome, garde avec les services voisins la cohésion nécessaire à un fonctionnement d’ensemble régulier, et aussi pour que les efforts ne se neutralisent pas les uns les autres, mais, au contraire, s’appuyant les uns sur les autres, s’entraidant, on obtienne, avec un minimum d’efforts, le maximum d’effet utile. De ce point de vue, on peut dire qu’il y a, à la Ruche, une Direction ; mais elle est tout objective ; elle n’est qu’une fonction comme