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sournois porte en soi quelque chose d’humiliant ; ne pas aller à l’encontre du désir de la maman, parce qu’on l’aime et qu’on ne veut pas lui faire de la peine en lui désobéissant ; ne pas satisfaire tout seul sa gourmandise, même si personne ne s’en apercevait, parce que le pot de confitures est pour tous et doit figurer à la table commune ; ne pas céder à la tentation, pour la seule joie qu’il y a à se dominer, à se vaincre par un effort méritoire de la volonté ? Autant dire, alors, que, dans le domaine moral, le sens de la dignité est nul, et sans valeur aussi l’intervention du cœur et de la volonté dans les mobiles qui propulsent vers l’acte !

Et la raison ? N’a-t-elle rien à faire, non plus, dans l’appréciation de la valeur morale d’un geste ? L’enfant qui ne joue pas avec les allumettes parce qu’il n’y en a que quatre sur la cheminée, que la mère les a peut-être comptées, et qu’il serait rossé ou puni s’il y touchait, cède-t-il à des conseils aussi moraux que ceux que lui donnerait sa raison s’il s’abstenait de jouer avec les allumettes parce qu’on lui a expliqué que c’est un jeu dangereux dont il pourrait, lui et les siens, être les premières victimes ?

Eh bien ! Le système de la contrainte n’exerce aucune des nobles facultés de l’enfant ; il ne s’adresse pas à sa raison, il ne parle pas à son cœur, il ne dit rien à sa dignité, il reste muet devant sa conscience. Il ne stimule en lui aucun sentiment élevé ; il ne met en mouvement aucun effort utile ; il n’éveille aucune noble aspiration ; il ne provoque aucune poussée généreuse ; il ne suscite aucun élan fécond. Il n’attire pas l’attention réfléchie de l’enfant sur les conséquences proches ou lointaines, directes ou indirectes, pour lui et pour les autres, de ses actes, en dehors de cette conséquence : récompense dans tel cas, punition dans le cas contraire.

Il ne laisse place à aucune initiative. Voyant s’ouvrir devant lui deux voies opposées, à l’entrée desquelles on a pris le soin de placer deux poteaux indicateurs sur l’un desquels il lit, en caractères laconiques et tranchants : « ce qu’il faut faire ; route de récompense » tandis que, sur l’autre, flamboie cette inscription : « ce qu’il ne faut pas faire ; route du châtiment », il s’évertue à déchiffrer dans l’énumération des actes à accomplir ou à éviter celui qui le sollicite, ne se détermine que d’après les indications des poteaux, sans se demander pourquoi il est bien de s’y conformer, sans éprouver dans la voie où il a engagé ses pas d’autre satisfaction que celle d’une récompense à décrocher ou d’un châtiment à fuir.

Ce système de la contrainte engendre insensiblement des êtres gris, ternes, incolores, effacés, sans volonté, sans ardeur, sans personnalité ; race servile, lâche, moutonnière, incapable des actes virils ou sublimes dont l’accomplissement présuppose et nécessite de la hauteur de vue, de la flamme, de l’indépendance, de la passion, mais parfaitement capable de cruauté et d’abjection, surtout dans les circonstances où, agissant en foule, la responsabilité individuelle disparaît.


La liberté : Ses inconvénients et ses avantages. — Le système de la liberté conduit à de tout autres résultats. Il offre des dangers, durant toute la période d’apprentissage. Aussi, convient-il que, dans les premiers temps, alors que l’enfant ignore à peu près tout des conséquences qui se trouvent au bout de ses actions, l’éducateur multiplie les avertissements, les conseils, les explications et les mille formes ingénieuses sous lesquelles peut intervenir son appui et s’exercer sa surveillance protectrice ; car s’il a le devoir de respecter la liberté de l’enfant, il a aussi celui de le protéger contre les périls de toutes sortes qui l’environnent. Petit à petit et dans la proportion où l’enfant, chaque jour mieux éclairé, se rend un compte plus exact de la portée de ses actes, cette sollicitude doit

se relâcher, afin que l’enfant s’habitue à écarter lui-même de sa route les dangers qui le menacent.

Qu’on me permette une comparaison : l’enfant apprend à se bien conduire, comme il apprend à marcher. Quand il est encore tout petit et que ses jambes le portent à peine, quand il est à craindre qu’à chaque pas il ne fasse une chute ; quand il y a lieu de redouter que cette chute ne lui casse un bras ou ne lui brise une jambe, il est prudent et nécessaire de ne pas le perdre de vue, de le guider, de veiller à ce qu’il ne trébuche pas, de l’éloigner des obstacles, de soutenir sa marche chancelante, et si, malgré toutes les précautions prises, il choit, d’être là pour le relever et lui donner les premiers soins.

Il est certain qu’au début il tombera, s’abîmera peu ou prou les genoux ou les mains et poussera des cris comme si on l’écorchait vif ; mais les chutes s’espaceront ; les dégringolades se feront de plus en plus rares et de moins en moins dangereuses. Insensiblement, ses jambes s’affermiront, sa marche deviendra plus sûre. Alors, le moment sera venu de l’abandonner un peu plus à lui-même, ensuite tout à fait, le jour où il se tiendra solidement sur ses jambes, conservera fermement son centre de gravité et courra à perdre haleine sans perdre l’équilibre.

C’est à l’aide de procédés semblables que l’enfant s’habituera à marcher droit dans la vie, c’est-à-dire à se conduire sainement, clignement, noblement. S’il reste toujours en tutelle, s’il ne lui est pas permis de se mouvoir avant qu’il en ait reçu l’autorisation, si, par appréhension des chutes, des dangers, des obstacles, je veux dire : si, par crainte des fautes qu’il pourra commettre, des entraînements auxquels il sera exposé et des conséquences qui, pour lui ou pour les autres, pourront résulter de sa conduite, il reste toujours enfermé dans l’étau de la contrainte, tel le bébé dans les bras de sa mère, il ne saura jamais se conduire à travers les écueils de la vie ; il restera, adulte, cette petite chose sans personnalité et sans énergie qu’il était enfant. Et le jour où, livré à lui-même par la force de l’âge, par la mort ou l’abandon de ceux qui s’étaient donné la mission de penser et de vouloir à sa place, il devra penser, vouloir, agir de lui-même, il ne trouvera en lui ni raison pour le guider, ni cœur pour l’inspirer, ni volonté pour le mouvoir ni conscience pour le rassurer.

Sous les réserves que dicte la prudence et qu’appelle le soin de l’intérêt de l’enfant et de sa sécurité, le régime de la liberté n’enfante que d’heureux résultats.

Il entraîne l’enfant, dès l’âge de raison, vers l’exercice des plus nobles facultés ; il l’habitue à la responsabilité ; il éclaire son jugement ; il ennoblit son cœur ; il fortifie sa volonté ; il actionne en lui les efforts les plus féconds ; il stimule les poussées les plus généreuses ; il attire son attention sur les conséquences de ses actes ; il favorise son esprit d’initiative ; il multiplie ses activités ; il décuple ses énergies ; il développe merveilleusement sa personnalité. Il construit, lentement mais sûrement, un être digne sans arrogance, fier, sans morgue, épris d’indépendance pour les autres autant que pour lui, respectueux de la liberté d’autrui, comme il entend qu’autrui respecte la sienne, jaloux de ses droits et prêt à les sauvegarder.


Dressage ou éducation. — On vient de voir ce que donnent, dans la pratique, les deux systèmes en opposition : sévérité ou douceur ; contrainte ou liberté. Il est plaisant d’entendre les partisans de la sévérité et de la contrainte parler doctoralement d’éducation morale. J’en ai surpris beaucoup déjà en leur disant que, par cette méthode, on se flatte bien à tort de faire de l’éducation et que, en réalité, on ne fait que du dressage. Ce propos leur a paru de prime abord un