tude laborieuse, exploitée, saignée, écrasée, qui seule a fait la France, de sa sueur et de sa chair, à l’encontre des prétentions grotesques de ses rois et de leurs thuriféraires, mouches du coche et parasites malfaisants. Mais le plus pur de cette histoire, son âme, est dans le volume intitulé Le Peuple. Michelet y a pu dire dans sa préface : « Ce livre est plus qu’un livre, c’est moi-même. Je l’ai fait de moi-même, de ma vie et de mon cœur », car : « pour connaître la vie du peuple, ses travaux, ses souffrances, il me suffisait d’interroger mes souvenirs… Moi aussi, j’ai travaillé de mes mains. Le vrai nom de l’homme moderne, celui de travailleur, je le mérite en plus d’un sens. »
Avant d’écrire des livres, Michelet en avait composé comme imprimeur ; avant d’être un maître-écrivain, il avait été un ouvrier manuel ; avant d’être censuré, suspendu, révoqué, chassé de ses emplois de savant et de professeur par les gouvernants au service des Jésuites, il avait vu les presses de son père brisées par les décrets contre l’expression de la pensée du premier Napoléon. Avant de voir la meute « bien pensante », et que sa mort n’a pas fait taire parce que son œuvre demeure plus que jamais vivante, hurler après lui, il s’était vu chômeur, il avait souffert avec les siens du froid, de la faim, de toutes les misères ouvrières. Il ne séparait pas les travailleurs les uns des autres, l’intellectuel du manuel, le savant du manœuvre, l’artiste de l’artisan : il ne divisait pas le peuple contre lui-même. Il ne craignait pas de dire qu’il voyait « parmi les ouvriers des hommes de grands mérites qui pour l’esprit valent bien les gens de lettres, et mieux pour le caractère ». Il avait dégagé la personnalité du peuple du fond des temps. Il l’avait découverte « parmi les désordres de l’abandon, les vices de la misère, dans une richesse de sentiment et une bonté de cœur, très rares dans les classes riches. » C’est dans « la faculté du dévouement, la puissance du sacrifice » qu’il avait trouvé sa « mesure pour classer les hommes » et juger du véritable héroïsme du peuple tant abusé par des maîtres égoïstes et criminels. Lorsqu’il se fut instruit par un labeur tenace, ce ne fut pas pour tirer un profit personnel d’une profession de pédant ; ce fut pour instruire les autres dans les voies de la vérité, de la liberté de l’esprit, où il s’était instruit lui-même. Il apprit ainsi que « la difficulté n’est pas de monter, mais, en montant, de rester soi ». Il resta avec les Barbares, « les voyageurs en marche vers la Rome de l’avenir » et qui, s’ils n’ont pas la culture des classes supérieures momifiées dans un conservatisme corrompu, ont bien plus de « chaleur vitale » et apportent à la terre, avec leur sueur, leur « vertu vivante ».
C’est de cette façon que Michelet travailla dans l’art à cette résurrection dont il donna une véritable formule « prolétarienne » que ne devraient pas oublier, aujourd’hui, les initiateurs d’un art prolétarien : « Ceux qui arrivent ainsi, avec la sève du peuple, apportent dans l’art un degré nouveau de vie et de rajeunissement, tout au moins un grand effort. Ils posent ordinairement le but plus haut, plus loin, que les autres, consultent peu leurs forces, mais plutôt leur cœur. » Et il ne craignit jamais, pour cela, de perdre des amitiés, de sortir d’une position tranquille, d’ajourner son « grand livre, le monument de sa vie », parce qu’il avait à parler et à dire ce que personne ne disait et ne dirait à sa place, à revendiquer pour ce peuple qu’il avait vu marcher, avec qui il marchait à travers la longue obscurité des siècles, le peuple de la Révolution dont l’Europe portait toujours en elle la « chaleur latente ».
On pouvait encore parler de cette « chaleur latente », et des espoirs qu’elle entretenait en 1846, avant qu’on eût vu, en France, la République des capucins de 1848, le Coup d’État de 1851, la Commune, la IIIe République, et, dans toute l’Europe, la Révolution écrasée sous
Si Michelet a identifié les mots Peuple et Patrie, c’est en voyant dans la patrie la « grande amitié » de tous les travailleurs qui l’ont faite de leur intelligence et de leurs bras, et c’est en voyant cette « grande amitié » étendue au-delà des frontières, au-dessus des patries. La véritable Internationale des Travailleurs veut-elle réalité, et de plus en plus utopique depuis Michelet, comprendre dans cette « grande amitié » ceux qui avaient exploité et pressuré le peuple pour leur gloire malsaine et leurs appétits égoïstes, pas plus qu’il ne voulait y comprendre ceux qui avaient fait des idées de la Révolution un nouveau moyen de mystification du « peuple souverain ». La Patrie, et la « grande amitié » qui fait ricaner aujourd’hui tant de sots qui ne sont pas toujours des bourgeois, c’était la solidarité de tous ceux qu’unissait la volonté du bien commun opposée aux intérêts particuliers des rapaces. Solidarité admirable, si elle existait, mais utopique devant la réalité, et de plus en plus utopique depuis Michelet, la Révolution qui devait unir tous l’es travailleurs les ayant divisés davantage ! Car la Révolution, au lieu de supprimer les grandes classes parasites, leur a seulement fait faire peau neuve, et elle a créé au-dessous d’elles, mais « collaborationnant » avec elles, de nouvelles classes de moyens et petits privilégiés qui ont multiplié les divisions.
Aujourd’hui, malgré les théories démagogiques, le peuple ne forme plus qu’un mélange chaotique. D’une part ce sont, plus ou moins solidaires des parasites et des exploiteurs, des travailleurs qui ont accédé à la propriété et dont les intérêts ne sont plus ceux de leur classe. D’autre part, c’est une masse prolétarienne réduite à l’esclavage économique et pour qui il n’est d’égalité sociale que dans la mesure où ses composants