peuvent en sortir individuellement pour devenir des travailleurs privilégiés. « Tout le monde travaille aujourd’hui ! » disent les démagogues. Mais voici : il y a les « travailleurs » milliardaires, et il y a ceux qui errent sans pain et sans abri ; il y a des « travailleurs » Citroën, Bata, Oustric, tous les nouveaux féodaux, et il j’a les serfs de leurs entreprises qui demeurent les perpétuels esclaves. La réalité renverse les théories d’une démocratisme salivaire et périmé, car ce ne sont pas les théories qui font la réalité. Ce ne sont pas des théories qui ont fait les classes actuelles de ceux qui possèdent et de ceux qui n’ont rien, de ceux qui peuvent faire eux-mêmes leur destinée dans une mesure plus ou moins large et de ceux qui sont réduits à subir celle qu’on veut bien leur faire. Prétendre qu’ils font tous partie du « peuple souverain » c’est se moquer du monde.
Le mot peuple, dont la terminologie est de plus en plus vide de sens précis, est ainsi devenu une entité. Le mot patrie n’est pas moins une entité parce qu’il ne correspond pas davantage à une réalité. Il y a eu, jadis, dans une certaine mesure, le sol sacré des ancêtres où la « grande amitié » des travailleurs pouvait trouver des racines plus ou moins profondes, s’alimenter de véritables motifs sentimentaux : le coin de terre où les morts reposaient sous la protection pieuse des vivants, la vieille demeure où les générations se succédaient dans la vie et le travail familiaux, le vieux clocher, la vieille tour, les vieux arbres du bord de l’eau, tout ce qui limitait l’horizon, faisait l’univers de gens qui ne sortaient généralement pas de leur « trou », ou y revenaient pour mourir. Aujourd’hui, les derniers vieux qui restaient au village sont morts. Les jeunes s’en vont et ne reviennent plus. La vieille demeure, le vieux clocher, la vieille tour, les vieux arbres, ont été démolis, abattus, les morts eux-mêmes ont été chassés de la terre bouleversée pour construire des usines, des banques, des cinémas où viennent travailler, tripoter, s’ébattre, faire fortune, des étrangers au village, à la ville et même au pays, gens de passage ou qui font souche d’Italiens, de Polonais, d’Arabes, de Chinois, mélangeant les races, les caractères, les mœurs du monde entier.
Il n’y a plus de patries, il n’y a plus de petites ou de grandes « amitiés » de clocher et de corporation ; il y a des classes qui sont en luttes et dont les intérêts sont tels que : l’ennemi, pour le prolétaire, n’est pas le prolétaire étranger, mais le patron compatriote et, vice-versa : l’ennemi, pour le patron, n’est pas le patron étranger, mais le prolétaire compatriote. A l’encontre de toute la blagologie conservatrice, nationaliste et démocratique, il n’y a plus de nations, — ce qu’on appelle la « Société des Nations » n’est que l’assemblée du capitalisme international réunie pour discuter de l’exploitation du prolétariat international —, il y a deux Internationales dressées l’une contre l’autre. Les aventuriers de la politique, les charlatans du patriotisme et de la religion, les rapaces de la finance et des affaires, les proxénètes de l’art et de la littérature, les cabotins du snobisme, les valets de plume de la presse, entretiennent à l’envi la confusion dans le cerveau brumeux du « peuple souverain », grâce aux degrés et aux aspects infinis que prennent la propriété et le travail, grâce aux ratiocinations sur l’élasticité des ventres et leur capacité. Quand des marchands de mitraille sont prêts, pour s’enrichir, à faire tuer des millions de leurs compatriotes ; quand des hommes prétendant parler au nom du peuple n’attendent que le moment de commander la boucherie ; quand des favorisés peuvent « gagner » vingt-cinq millions par semaine en exploitant le travail de misérables qui s’exténuent sans pouvoir vivre décemment ; quand la morale civique et religieuse reconnaît qu’il est « nécessaire » aux besoins de certains de gaspiller en un jour le prix de la vie de cent
Le jour où tous les prolétaires sauront ne plus obéir à des entités favorables à leurs exploiteurs, mais toujours décevantes pour eux ; le jour où ils cesseront. de se déchirer entre eux pour le profit de leurs ennemis ; le jour où ils sauront s’entendre contre ces ennemis ; ce jour-là il pourra y avoir de nouveau le Peuple des travailleurs unis dans une « grande amitié » rayonnante. Mais, qu’on ne s’y trompe pas. Si le cœur ne collabore pas avec la raison, si la Révolution qui jaillira de cette entente ne fait pas s’accorder ensemble le « spiritualisme historique » de Michelet et le « matérialisme historique » de Karl Marx pour le succès de l’œuvre entreprise : il n’y aura rien de fait. Le Peuple, quelle que soit la nouvelle défroque idéologique qu’on mettra sur son dos, demeurera le troupeau des vaincus, et l’histoire du peuple continuera à être « l’histoire de la misère ».
Populace. — Toutes les qualifications méprisantes données au peuple sont exprimées dans le terme collectif : populace. La populace, disent les dictionnaires, est le bas peuple, la racaille, rebut du peuple. Dans une société où certains jouissent aux dépens des autres de faveurs illégitimes, il y a inévitablement, par voie de conséquence, les disgraciés illégitimes. L’extrême puissance et l’extrême opulence sont faites de l’extrême servitude et de l’extrême misère de ceux sur qui elles règnent. La populace a été dans toutes les sociétés constituées suivant cet arbitraire, Tenue dans l’ignorance, condamnée au vice en même temps qu’à la servitude, cultivée comme l’engrais de la monstrueuse végétation parasitaire des privilégiés, elle a toujours été l’instrument des démagogues. A Rome, elle était la vox populi, la sordida pars plebis, et faisait escorte aux Nérons qui la payaient avec les spectacles ignominieux du cirque. Aujourd’hui, elle est la racaille des nervis du « milieu », souteneurs des proconsuls de bars de vigilance, des conquistadores de la flibusterie politique, qui ont les poches ouvertes à tous les profits et là conscience fermée à tous les scrupules. (Voir Politicien). Elle est la farouche légion du vice et du crime qui entraîne à l’ochlocratie les démocraties banqueroutières incapables de l’arracher à ses hontes, de l’élever en l’instruisant, de lui rendre une dignité humaine, de l’empêcher d’étendre ses turpitudes à tout l’organisme social comme un immense lupus. La populace est en haut comme en bas, plus corrompue, plus vile et plus pourrie en haut, dans l’opulence des palais, qu’en bas, dans la hideur des bouges. Toutes les essences de Coty, le parfumeur du régime, ne peuvent effacer la tache indélébile.
La populace a souvent joué un rôle dans l’histoire, parfois héroïque et noble, le plus souvent lâche et odieux. Si elle a plus d’une fois sauvé Rome, comme a dit V. Hugo, et ce n’est pas ce qu’elle a fait de mieux, car Rome ne méritait pas de vivre quand elle n’avait que ce soutien, elle l’a encore plus sûrement perdue. Elle a été le peuple soulevé contre lui-même plus que contre ses ennemis, le peuple se faisant son propre bourreau dans l’explosion aveugle de son inconscience et de sa cruauté. Si tant de révolutions ne produisirent pas ce qu’on en attendait, c’est qu’elles furent des déchaînements de la populace exaspérée par la misère ou excitée par des perspectives de pillage, mais nullement éclairée sur des buts révolutionnaires précis et préparés.
De populace on a fait l’adjectif populacier — ce qui