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s’intitulent pompeusement philosophes, pour se distinguer du reste de l’humanité, ne sont que des farceurs ou des impuissants. La philosophie est devenue, entre les mains de la bourgeoisie, quelque chose qui n’a de nom dans aucune langue. La vraie philosophie doit être cherchée dans l’œuvre des grands artistes, et, parmi les philosophes, seuls méritent ce titre l’eux qui sont des artistes. Art et philosophie, loin de s’exclure, se confondent.


Qu’est-ce que la philosophie ? Question qui reste sans réponse, ou provoque les réponses les plus saugrenues de la part des gens. Il n’est pas facile de savoir, au juste, ce que c’est que la philosophie, quand les philosophes ne le savent pas eux-mêmes.

On dit, de certaines personnes : « C’est un philosophe », ce qui signifie : « C’est un être qui ne s’émeut de rien, supporte tous les maux, accepte toutes les souffrances, se rit de la bêtise, et finalement renonce à l’action. » Cependant, le véritable philosophe ne se résignera jamais à subir toutes les humiliations, toutes les privations, sous prétexte que son âme reste libre. Non, l’âme n’est pas libre qui accepte aveuglément son sort. C’est faire le jeu de la laideur que de renoncer à vivre. Cette façon d’envisager la philosophie est néfaste : celle-ci ne saurait être faite de passivité et de résignation. Le stoïcisme du philosophe n’est pas cela. La philosophie doit être la révolte la plus élevée de l’esprit humain contre toutes les iniquités.

Certes, le philosophe ne se fait aucune illusion sur la bonté de la nature et la justice des hommes. Mais il agit quand même, sans espérer quoi que ce soit, sachant que toute action n’est pas perdue, même si elle n’est pas couronnée de succès immédiat. L’action du philosophe, c’est sa pensée, et sa pensée porte toujours ses fruits.

Qu’est-ce que la philosophie ? Est-ce l’amour de la sagesse, comme l’étymologie l’indique (du grec philos, ami, et sophia, sagesse) ? C’est là son sens le plus large. Et c’est au fond son vrai sens. Mais qu’est-ce que la sagesse ? Est-ce le bon sens étroit du bourgeois, qui a peur de se compromettre s’il émet une idée ? Ce n’est point cette caricature de sagesse que la sagesse du philosophe. Dans la sagesse viennent s’épanouir les plus beaux dons de l’homme : beauté, sincérité. Etre sage n’a jamais voulu dire : reculer, avoir peur de l’inconnu, stagner. Cette conception de la sagesse est fausse. La sagesse des eunuques parodie la sagesse.

Le vocable philosophie est un vocable extrêmement complexe, qui désigne les choses les plus différentes. Elle embrasse l’univers et, dans l’univers, cet autre univers qu’est l’homme. Elle constitue une discipline supérieure, servant de trait d’union entre toutes les disciplines, différant de celles-ci tout en entretenant avec elles des rapports étroits. Elle analyse et synthétise ; elle observe et elle imagine : elle est à la fois rêve et réalité. Œuvre de science, elle est en même temps œuvre d’art : elle dégage l’harmonie de toute chose, et propose à l’homme un autre idéal que celui de manger et de boire. Sous ses multiples significations, elle est bien la science de la sagesse : tout ce que l’homme connaît n’étant pour lui qu’un moyen de s’augmenter et de s’enrichir intérieurement. Le philosophe est l’homme qui sculpte sa propre statue, la perfectionnant sans cesse, l’ennoblissant par de perpétuelles retouches, en faisant une œuvre d’art, dont la note dominante est l’harmonie.

Il y a, en dehors et au-dessus de la philosophie traditionnelle, une philosophie humaine, qui n’est enseignée nulle part, et qui est la seule qui ait un sens. Elle incarne la liberté de l’esprit dans sa plus haute expression. Elle est la forme la plus élevée du progrès.

Toute philosophie réside dans la science de la conscience et la conscience de la science. Dans le premier

cas, la philosophie consiste à se connaître soi-même, afin de se diriger sans secours étranger, à perfectionner sans cesse la technique de sa vie, pour agir harmonieusement ; dans le second, elle consiste à avoir conscience du pouvoir que nous avons sur ces choses en les faisant servir à notre perfectionnement au lieu d’utiliser pour nous diminuer une science sans conscience, mise au service de la mort. Ces deux formules se complètent, ne sont que deux aspects de l’homme envisagé au double point de vue intérieur et extérieur.

A la philosophie de « classe » il ne sied point d’opposer une autre philosophie de classe, mais la philosophie tout court. La philosophie ne sert aucun parti, si chaque parti s’en sert. Elle est quelque chose d’inactuel et d’actuel à la fois, qui plane au-dessus de notre existence quotidienne et cependant se mêle constamment à elle. Ce vocable peut signifier, pour nous, autre chose que ce qu’il signifie pour la plupart des individus. Le mot « philosophie » veut dire « amour de la sagesse ». Pour ceux qui n’en comprennent pas le sens il signifie : « amour de la folie. » C’est bien, en effet, ce qu’elle est chez certains philosophes. On peut ne pas employer de formules bizarres et se garder de phrases contournées, et cependant n’être qu’un fou. La folie n’est pas qu’extravagance : elle est aussi timidité, pauvreté de fond et de forme. C’est la sagesse, et la sagesse seule, que nous recherchons, à l’aide de toutes les méthodes et sur toutes les routes. La sagesse seule nous intéresse, car en elle seule habitent la justice et la vérité. La sagesse est la forme suprême de la beauté. Hors de la sagesse, point de salut. Etre sage ne signifie pas : être timide, obéir et se résigner. Etre sage signifie vivre, mais vivre normalement, non à la façon anormale des brutes qui se prétendent normales parce qu’elles ont légalisé leurs sales instincts. Aimer la sagesse, c’est aimer la vie. Ont seuls droit au beau nom de sages ceux qui, dans l’humanité, ne piétinent pas sur place, refusent de regarder en arrière, ne s’attardent pas à répéter des lieux communs, en un mot qui ne pratiquent pas cette pseudo-sagesse en honneur dans notre société.

Il y a deux philosophies : celle du passé et celle de l’avenir. N’hésitons pas entre les deux, Cette dernière est la nôtre. A nous de la créer sur les ruines de l’ancienne. La vraie philosophie cependant ne peut être située ni en arrière, ni en avant : elle est en nous, elle réside dans notre pensée, elle est la manifestation de notre héroïsme intérieur. Elle ne connaît pas de bornes : le temps ni l’espace ne peuvent la limiter. Elle est, — ou elle n’est pas.

Notre « philosophie » n’est point une philosophie d’esclaves. Que voulons-nous ? Examiner toute chose avec nos yeux, rejeter l’esprit d’autorité, nous délivrer des chaînes qui enlisent la pensée. Quelques philosophes ont tenté ce suprême effort, mais c’était pour retomber, comme Descartes, sous le joug de l’autorité. Les uns et les autres ne semblaient rejeter les chaînes traditionnelles que pour s’en forger de nouvelles, aussi lourdes à porter. Et l’autorité était rétablie sous un autre nom, un dogme en remplaçait un autre : tout était à refaire. N’importe, même dans ces équivoques, ces compromis, il y a quelque chose à prendre. Ce qu’il y a de particulier aux systèmes philosophiques, c’est qu’on peut en tirer tout ce qu’on veut : c’est là leur point faible. C’est peut-être aussi ce qui fait leur force. Si l’on fait dire à un philosophe le contraire de ce qu’il a voulu dire, c’est quelquefois un bien. Il dit alors des paroles sensées. Il faut, d’autre part, rétablir la vérité en ce qui concerne les théories que l’on interprète à tort et à travers : combien de philosophes ont été exploités par l’ignorance ou la politique : ne les rendons pas responsables de cette exploitation. C’est une aventure qui arrive aux plus grands : on n’exploite que les forts.