Certains philosophes sont obscurs, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient profonds. Mais, déjà obscurs par eux-mêmes, ils le sont bien davantage quand leurs disciples essaient de mettre à la portée de tous leur philosophie. Les professeurs de philosophie les rendent plus incompréhensibles encore, et finalement personne n’y comprend plus rien. Evitons de leur ressembler, et ne faisons dire à tout philosophe, vrai ou faux, que ce qu’il a voulu dire. Pour discuter une doctrine, il faut la connaître. Comment la discuterons-nous si nous n’avons d’elle qu’une image tronquée ? N’obscurcissons pas à plaisir des théories suffisamment obscures par elles-mêmes, clarifions les plutôt, tâchons de les rendre compréhensibles. Sans rien abdiquer de notre liberté de pensée, faisons l’effort de nous « objectiver », en nous mettant dans la peau du personnage dont nous exposons les théories. Nous devons prendre, pour ainsi dire, à la gorge, chaque philosophe et le forcer à dire toute sa pensée, ce qu’il n’a pas dit ou ce qu’il n’a fait que balbutier. Même s’il est en désaccord avec nous, afin de mieux le combattre, nous devons nous efforcer de mieux le connaître. Un philosophe est un homme comme les autres, qui affecte de ne pas leur ressembler : montrons-le tel qu’il est, et surtout rendons-nous compte s’il n’y a point, entre sa vie et son œuvre, de contradictions, s’il a bien été sincère, et demandons-nous ce que, pour son temps, il a vraiment apporté d’utile à l’humanité. Plaçons-nous dans son milieu : alors tel philosophe qui nous apparaît en retard pour notre époque se révèlera en avance sur la sienne. Il n’a pas toujours été facile aux penseurs de dire toute leur pensée : en exprimant des demi-vérités, ils sont parvenus à dominer leur siècle et à s’imposer même aux tyrans. Voilà ce que nous ne comprenons pas toujours quand nous condamnons les philosophes du passé. Placés, comme les hommes d’aujourd’hui, entre la vie et la mort, ils ont préféré conserver leur existence, non pas au prix de reniements, mais de ruses qui leur ont permis de conserver, sinon toute leur liberté, du moins une partie de leur liberté. Chaque régime a combattu les philosophes quand ceux-ci ont fait preuve d’esprit critique en pensant par eux-mêmes. Quelques-uns ont payé de leur mort leur indépendance. Mais leur pensée leur a survécu.
Quelque ardue que soit certaine philosophie, il faut avoir le courage de s’aventurer dans ce labyrinthe : on risque d’être récompensé de sa persévérance par quelque trouvaille. La véritable philosophie ne consiste-t-elle pas à découvrir, même dans ce qui n’est pas vivant, même dans l’incohérence et la folie, des parcelles de vérité ? Une erreur peut être créatrice si nous la comprenons, si nous l’interprétons. Tel philosophe, qui semble loin de nous, devient ainsi pour nous un précieux collaborateur. Faisons servir la pseudo-philosophie à l’édification de la vraie, — cette philosophie profonde et humaine, où l’esprit critique domine, opposé à l’esprit de résignation et de soumission.
Même chez les philosophes les plus bourgeois, il y a quelque chose à glaner. Ils ont souvent dit des « vérités » sans le faire exprès. Ils ont été des destructeurs malgré eux. Certains ont combattu les préjugés de leur classe, la raison n’étant pas chez eux tout à fait morte. Et par là ils ont cessé d’être bourgeois. Mais quelle ironie de constater que des bourgeois élèvent des statues à des penseurs, des écrivains dont l’œuvre est la condamnation de leur vie entière. Les bourgeois n’en sont pas à une incohérence près. Cependant ni Rabelais, ni Voltaire, ni Rousseau, dans la partie vivante de leur œuvre, ne leur appartiennent : ce sont des « rescapés » qui, sortis de leurs rangs, appartiennent à une humanité qui n’offre aucune ressemblance avec celle qu’ils représentent.
Les philosophes, ce sont tous les hommes qui, dans
Quand je dis : les philosophes, je songe surtout aux artistes. Ce sont eux surtout qui ont le privilège de penser et d’exprimer harmonieusement leur pensée.
Tous les créateurs de beauté, quels qu’ils soient, sont des philosophes. Il y a toujours, dans l’art véritable, de la pensée. Un art sans pensée est un art sans beauté. C’est un art sans vérité. C’est le faux-art. L’art est une forme de la philosophie et la philosophie est une forme de l’art. On peut remplacer ces mots l’un par l’autre, ils signifient la même réalité.
Ce qui rend les études philosophiques si ardues pour les non-initiés, ce n’est pas seulement le mystère dont elles ont été enveloppées, comme si cela pouvait leur communiquer un prestige quelconque ; c’est que, même dépouillées de cet attirail sans élégance, elles sont encore dures à digérer pour des cerveaux habitués à ne pas réfléchir. La philosophie exige un effort de pensée dont bien peu sont capables. Habitués à lire des romans d’une stupidité dont rien n’approche, à voir jouer des pièces sans idée, à ne connaître, des manifestations de l’art, que son affreuse parodie, comment les esprits pourraient-ils goûter les réflexions profondes sur la vie, les recherches désintéressées, les travaux les plus sérieux sur tel ou tel problème, que constitue la philosophie ? Il faut, pour suivre celle-ci, un effort constant, une attention soutenue. Alors que la dispersion fait son œuvre, détournant les cerveaux de la recherche de la vérité, il est difficile, même en s’y prêtant, de concentrer sa pensée, de la ramener sur un sujet qui exige de la patience, du travail et une perpétuelle tension d’esprit. Tant que les brutes seront en majorité dans le monde, seule une élite cultivera la philosophie, puisera dans son étude les plus pures joies intellectuelles.
Toute étude à laquelle on n’est pas habitué constitue, quand on l’aborde, un malaise pour l’esprit. Il y a comme une sorte de désarroi et d’hésitation dans la pensée. Ce qui est nouveau réclame de l’attention. Le cerveau doit faire un effort pour entrer en contact avec ce qu’il ne connaît pas. De là vient sans doute que tant de gens repoussent toute innovation comme dangereuse, car elle bouleverse leurs habitudes et trouble leur repos. Se contenter de ce qu’ils ont plus ou moins bien appris, et ne pas savoir autre chose, telle est l’ambition suprême de la plupart des individus. Avec la philosophie on quitte les sentiers battus et l’on s’engage sur une route peu fréquentée, aux prises avec des difficultés qui surgissent de toutes parts. On est pareil à ces explorateurs qui pénètrent pour la première fois dans un pays habité par les bêtes féroces et qui doivent défendre leur existence pied à pied. C’est pourquoi peu de gens s’intéressent à la philosophie, et par philosophie qu’il me soit permis de répéter que j’entends par là non seulement la philosophie proprement dite, mais toute réflexion profonde sur la vie, la pensée sous toutes ses formes, et en particulier, et surtout les œuvres d’art et de littérature sincères. Qui n’a pas le cerveau conformé de façon à s’intéresser à la beauté, qu’il s’en détourne, qu’il aille grossir le nombre des imbéciles et des médiocres.
Quand on aborde certaines études, il ne faut pas se laisser décourager par les difficultés du début. L’entrée du temple de la science est obscure, mais une fois qu’on en a franchi le seuil, quels merveilleux horizons se découvrent au voyageur assoiffé d’infini. Mille merveilles surgissent, et cela compense les fatigues éprouvées. Chez certains penseurs, ce qui semblait d’abord obscur devient lumière, les détails se précisent peu à peu. Ad augusta per augusta, c’est le cas de répéter à propos de la philosophie le mot que Victor Hugo prête, dans Hernani aux conjurés, mot que je traduis par ceux-ci :