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gna pour ne jamais plus rentrer dans son usine, furent tout indiqués pour être les ouvriers de la Verrerie Ouvrière d’Albi.

Mais avant de travailler à l’usine du Prolétariat, il fallait construire cette usine. Après six mois d’un chômage dû à leur acte de solidarité avec le camarade Baudot, les verriers se firent terrassiers pour édifier eux-mêmes leur usine avec l’aide fraternelle de quelques ouvriers maçons et, guidés par un ingénieur ami, se mirent à l’œuvre. Les hommes payés 0 fr. 30 (à l’heure) ; les jeunes gens, 0 fr. 25 et les petits (pour les courses), 0 fr. 15, ils travaillèrent, sans se plaindre, « pour la cause ». Pour tout cela, l’argent ramassé avait suffi. Mais ce n’était pas tout : il fallait achever construction, installer les ateliers, se procurer l’outillage, raccorder l’usine au chemin de fer du Midi et les souscriptions, les achats de billets à quatre sous n’arrivaient pas assez vite pour les échéances. La solidarité continuait à se manifester, mais très lentement, trop lentement. Cependant, en octobre, les fours avaient été allumés ; en décembre, l’usine était prête ; le verre était en fusion, attendant les travailleurs : mais l’argent manquait encore. Comment faire face aux premières dépenses ? Le notaire, conseiller des verriers lorsqu’ils rédigèrent les statuts de leur Association, essaya d’emprunter pour eux au sous-comptoir entrepreneurs. Cette société ne refusa pas, mais demanda du temps. Or, attendre, c’était risquer la faillite après tant d’efforts, après tant d’espoirs !

Il y avait à Paris le Comité d’action de la Verrerie ouvrière, composé de militants délégués de Syndicats, Coopératives et de divers groupements socialistes. Ce comité, activement, s’occupait de recueillir les fonds, de susciter les initiatives, de développer la propagande faveur de l’œuvre.

Le représentant de la Société à Paris alla trouver Jaurès à la Chambre et fit prévenir un des plus zélés partisans de l’entreprise, un solide militant socialiste, syndiqué, coopérateur, délégué de la Fédération du Livre (Hamelin) qui s’était tout dévoué à la Verrerie Ouvrière. Celui-ci s’en alla déjeuner en hâte à sa petite gargote habituelle. Deux amis qui mangeaient là, avec lui, tous deux coopérateurs, l’un de l’Avenir de Plaisance et l’autre de l’Égalitaire, voyant son air bouleversé, lui demandèrent ce qui le tourmentait. « Il nous faut 100.000 francs d’ici trois jours pour sauver la verrerie. » dit Hamelin. Ils discutèrent, ayant tout trois la foi au cœur. À deux heures, Hamelin se rendit à son tour à la Chambre, voyait, à son tour, Jaurès et l’agent de la Verrerie. Mais était-il possible à un député socialiste de trouver un capitaliste capable de prêter 100.000 francs, pour une œuvre ouvrière comme celle-là ? La réalité était cruelle : la faillite était certaine. Hamelin ne pouvait s’y résigner. « Ce que vous ne pouvez faire, citoyen Jaurès, dit-il, moi, simple travailleur, je vais essayer d’y réussir. Je vous demande trois jours pour vous répondre oui ou non. » À neuf heures le lendemain, les trois amis, Hamelin, Bellier et Rémond se retrouvaient. Ils firent le compte de l’argent qu’ils avaient en poche. À eux trois, ils possédaient 4 fr. 90, juste deux heures de fiacre. Et ils étaient à la recherche de 100.000 francs dans les rues de Paris. L’un d’eux avait suggéré qu’on pouvait s’adresser à quelques gros fournisseurs des coopératives. Un courtier en vins, socialiste, ancien combattant de la Commune, pourrait servir d’intermédiaire. Ils se rendirent chez lui. « Nous venons te chercher, lui dit Hamelin ; faut que tu nous aides à trouver 100.000 francs. » Le courtier le crut devenu soudainement fou. Mais Hamelin lui parla si chaleureusement qu’il le convainquit. Ils partirent tous quatre chez le patron du courtier qui se chargea de négocier. L’ardeur de ses trois compagnons l’avait gagné. Mais à peine fut-il en face de son patron, que sa fièvre tomba : il ne sut plus par

où commencer. « Qu’est-ce qu’il y a donc ? Que voulez-vous ?… » « Il y a que…que… je viens vous demander 100.000 francs. » Ce fut son tour d’être regardé comme un fou. Mais le plus fort était dit. Il répéta tout le discours, tous les arguments d’Hamelin. Le commerçant résistait. À bout d’arguments, se sentant à demi-vaincu, le courtier demanda audience pour Hamelin. Une heure après, les trois amis étaient là. Hamelin parlait de nouveau, disait la misère, mais aussi la noblesse et la grandeur de leur entreprise. L’autre n’osait plus refuser, remettait au lendemain sa réponse. Hamelin était revenu joyeux. Le lendemain, donc, il se rendit tout confiant chez le commerçant en vins ; mais, hélas ! contrairement à son attente, il lui était répondu que le prêt n’était pas possible. Le vaillant typographe se sentit pris de désespoir ; mais, se ressaisissant, il parla de nouveau, passionnément, douloureusement, jusqu’à ce qu’enfin le négociant, impatienté et ébranlé tout à la fois, lui dit : « Personnellement, non, encore une fois, je ne puis rien, mais l’Avenir de Plaisance et l’Égalitaire, les deux grandes coopératives me doivent, pour la fin du mois, environ 100.000 francs. Eh bien ! que ces sociétés vous les avancent, et je m’engage alors à renouveler leur créance de mois en mois jusqu’à ce vous ayez pu les rembourser avec l’argent que vous espérez toucher du sous-comptoir des entrepreneurs. Arrangez-vous avec elles. » L’Avenir de Plaisance donnerait, sans nul doute sa contribution, soit 35.000 francs, mais l’Égalitaire inspirait quelque inquiétude à Hamelin. Le soir, cependant, après une brève discussion, le Conseil d’Administration de cette coopérative accordait le prêt : Hamelin pouvait télégraphier la victoire à Carmaux.

Mais les coopératives ne contiennent pas que des ouvriers soucieux de trouver dans la coopération un moyen de solidarité envers les œuvres d’émancipation ouvrière. Il y a coopérateurs et coopérateurs comme il y a fagots et fagots. Parmi les hommes, il y a des adversaires de parti ; parmi les femmes, il y a des ignorantes du socialisme et de la coopération. « On veut nous prendre notre argent, criaient-elles ; on veut nous voler 65.000 francs ! » Et elles signaient et faisaient signer des listes de protestation. On demandait d’urgence une assemblée générale. Elle eut lieu le dimanche, pour entendre les explications du Conseil. Il y avait 4.000 sociétaires environ, (dont 500 femmes décidées. Hamelin se rendit à cette assemblée. « Vous n’obtiendrez pas un sou, lui dirent, à son entrée, des camarades socialistes ». « Je garde confiance, répondit-il, si on me laisse parler, j’aurai l’emprunt. » Les partisans de l’emprunt furent d’abord hués ; les adversaires applaudis par toute la salle. La situation semblait mauvaise. Après d’autres, Hamelin eut la parole et les murmures s’amplifiaient du côté des ménagères qui ne pensaient qu’à leur argent sortant de la caisse de leur coopérative. Il s’expliqua, laissant de côté la question d’argent, se bornant, pour l’instant, à raconter la lutte des ouvriers de Carmaux, les persécutions subies, la dureté irréductible du patron, l’affreuse misère des familles de verriers, l’idée de construire l’usine, la collecte magnifique des gros sous dans tout le prolétariat, le courage, la ténacité. Le dévouement des verriers et de tous ceux qui les soutenaient. En cinq minutes, il avait conquis l’attention générale : on l’écouta. Et les adversaires les plus acharnés étaient rappelés au silence un quart d’heure après. Alors, Hamelin s’adressa aux femmes. « Voulez-vous, leur dit-il, que tous ces efforts soient perdus ? Voulez-vous, mères, qui aimez tarit vos enfants, voulez-vous que, par ce froid glacial de décembre, les mères et les enfants d’Albi retombent dans la misère ? » « Non ! Non ! » crièrent des femmes. « Alors, vous ferez ce que je vous demande, vous voterez l’emprunt. Et d’autant plus que cela ne vous coûtera aucun sacrifice réel, puisque je prends la