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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.2.djvu/128

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SOL
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rades parisiens qu’ils avaient vus déjà les jours passés à Fougères, les firent ranger en cortège. « Allons, les petits, dit l’un ! Tous ensemble l’Internationale. » Et ils se mirent en marche en entonnant le chant qu’ils savaient tous. La petite Jeanne était bien un peu émue, et serrait la main de son frère. Pierre était fier ; il chantait fort, comme les manifestants dans les rues. Mais quand ils arrivèrent dans la cour, une immense acclamation s’éleva, étourdissante : “ Vive Fougères ! Vive la grève ! ». Il y avait bien là 4 à 5.000 ouvriers de Paris qui étaient venus les chercher. Les enfants, surpris, un peu troublés de tout ce bruit, du tumulte des voitures, de l’agitation de la foule dans la nuit lumineuse de la grande ville se turent. Mais des amis les emmenaient, les plaçaient dans de grandes voitures. Pierre et sa sœur étaient rassurés. Et ils chantaient à tue-tête quand ils arrivèrent à la Bourse du Travail. Dans la grande salle des fêtes, il y avait bien encore 3.000 personnes qui attendaient les petits Fougerais. Au milieu des acclamations, ils furent conduits sur la tribune. Ils mangèrent des biscuits, burent un peu de vin chaud. Des orateurs parlèrent aux personnes qui étaient là. Ils s’adressèrent même à eux, les enfants. Pierre comprit qu’ils leur disaient d’être courageux comme leurs pères et leurs mères. Et Pierre songea aux siens qui étaient restés là-bas dans la maisonnette sombre. Enfin, après des chants, commença l’appel des personnes qui voulaient bien se charger d’eux. Pierre fut remis à un ouvrier mécanicien. La petite sœur devait être donnée à un ébéniste. Mais elle pleura tellement quand on voulut la séparer de son frère, que le mécanicien, ému, déclara avec sa femme qu’il se chargeait des deux. Je ne vous dirai pas, car ce serait trop long, combien Pierre fut heureux à Paris, ce qu’il vit, ce qu’il apprit. Qu’il vous suffise de savoir que pendant tout le temps de la grève ce fut un réconfort pour les parents de les savoir, lui et Jeanne, bien soignés, alors que la misère faisait rage au pays, et sachez aussi que leurs parents adoptifs pleurèrent de les voir partir, quand la grève eut triomphé. » — Albert Thomas (Extrait des Lectures Historiques, 33e lecture.)


Que voilà bien une image de la solidarité effective dans la classe ouvrière, qu’on voudrait voir répandre dans les écoles communales, si ces écoles étaient ce que les prétendent les politiciens de gauche, c’est-à-dire si l’on osait apprendre aux enfants du Peuple l’histoire du Peuple, leur Histoire.

De la même source, du même petit livre, du même auteur, voulez-vous une autre belle image de la solidarité ouvrière, celle que j’extrais, en l’abrégeant, du chapitre : la Verrerie ouvrière.

« En août 1895, dans la petite ville de Carmaux, une grande grève éclata. Un ouvrier verrier, Baudot avait été délégué par ses camarades au Congrès que tient tous les ans la Fédération des verriers de France, et auquel les syndicats de chaque ville envoient un représentant. Baudot s’était fait remplacer à l’ouvrage par un camarade, comme cela est d’usage dans la verrerie. Mais le patron n’aimait pas les syndicats : il disait que lorsqu’un syndicat se forme dans une usine, un patron n’est plus maître chez lui ; et il voulait rester maître chez lui. Il avait décidé d’engager la lutte contre l’union ouvrière et de la briser. Il renvoya Baudot. Il le considérait, en effet, comme, un meneur. C’est ainsi que les patrons appellent les ouvriers qui s’efforcent d’unir leurs camarades, de les syndiquer pour la défense ou le relèvement des salaires. Mais les verriers de Carmaux se déclarèrent tous solidaires de Baudot. Si le patron ne voulait pas reprendre leur camarade, ils étaient décidés à cesser le travail. Le patron refusa de reprendre Baudot. — Alors, ce fut la grève, une grève longue et dure. Les verriers en subirent toutes

les misères. Leurs femmes se plaignaient, les petits pleuraient. Dans les rues, des gendarmes, appelés en nombre, constamment passaient et repassaient, donnaient l’ordre de circuler. Le député de Carmaux, Jaurès, des députés socialistes, des envoyés des organisations ouvrières, étaient venus de Paris pour soutenir les grévistes. Ces députés étaient surveillés par les agents du gouvernement, qui était alors un gouvernement conservateur et qui s’inquiétait fort des grèves. Un soir, même, ils furent enfermés, tenus à vue par les gendarmes. Les préfet, sous-préfet et magistrats se montraient d’une sévérité inouïe. Un gréviste fut condamné à 24 heures de prison « pour avoir regardé un gendarme ». Un muet fut arrêté pour tapage nocturne. Mais ces mesures arbitraires ne réussirent point à décourager les grévistes. »

Cette grève, dont beaucoup se souviennent encore, fut connue de tout le pays. On lança, pour les grévistes, des listes de souscription. Il y avait 850 personnes à nourrir chaque jour. Chaque quinzaine, les chefs de famille touchaient 20 francs, plus 3 francs pour chaque enfant. C’était peu pour les grévistes, mais cela faisait une somme aux soins du Comité de grève. Aussi fallait-il la défendre contre le gouvernement qui tentait de la saisir pour mettre fin à la grève en faveur du patron, le fameux Resseguier, qui résistait toujours, dur à tout, à tous, insensible à la misère des femmes et à la souffrance des enfants. Peu lui importait l’opinion publique, la presse, le gouvernement lui-même mis en minorité sur interpellation des députés de gauche. Rien ne pouvait l’émouvoir. Toutes négociations échouaient devant son orgueil patronal. La grève durait grâce aux secours que fournissait la solidarité ouvrière.

L’obstination patronale fut sans borne.

Les grévistes, à mesure que se prolongeait la lutte voulue par le patron, devenaient sympathiques à tout le monde. Eugénie Buffet, pour les grévistes, chantait dans les cours de la capitale et petite et gros sous tombaient à ses pieds et même des pièces blanches ; sa chanson disait :

Sois bonne, ô ma chère inconnue,
Pour qui j’ai si souvent chanté…

Et la foule était, bonne. Cela donna le temps aux grévistes de réfléchir, de discuter et de décider de monter une association de production. Telle fut l’idée de la Verrerie ouvrière d’Albi. Coopératives, syndicats, groupements sociaux divers, souscrivirent des actions. Une loterie fut organisée sous forme de tombola. Enfin, une dame généreuse (Mme) confia, pour les grévistes de Carmaux, une somme de 100.000 francs qu’elle mit entre les mains d’Henri Rochefort.

Celui-ci voulait que les grévistes de Carreaux édifiassent « la Verrerie aux verriers ». Or, cette forme d’association n’était pas celle que voulaient les verriers. Ils ne voulaient pas qu’une seule pensée égoïste pût entraver ou troubler le développement de leur œuvre : la Verrerie serait la propriété de tous ; les verriers seraient, au travail, les mandataires de leurs camarades. Des militants audacieux, confiants et sincères se mirent à parcourir villes et villages ; les conférences et meetings furent organisées en faveur de la Verrerie ouvrière et non pas de la Verrerie aux Verriers, comme l’eût voulu Rochefort. Quand une organisation avait vendu pour 100 francs de tickets à quatre sous, elle devenait actionnaire de la Verrerie Ouvrière. Il y eut bientôt des milliers de francs recueillis. Alors, Rochefort commença de verser les 100.000 francs de Mme Dembourg.

Le 13 janvier 1896, fut donné le premier coup de pioche, à Albi, où devait être construite la Verrerie Ouvrière d’Albi.

La grève se termina par la rentrée des ouvriers, que voulut bien reprendre M. Resseguier et ceux qu’il dési-