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vaise, un objet de spectacle et de joie. Cette sensibilité a ceci de particulier que, contrairement au domaine moral, qui ne peut exister dans ses deux pôles : plaisir et douleur, elle ne laisse subsister que le plaisir. Le plaisir et la souffrance ne sont plus alors que des éléments de contemplation engendrant la joie spectaculaire.

Dans le domaine scientifique, ce philosophe, constatant que la science n’a pas réussi à ramener la diversité des phénomènes à une source commune, à réduire l’hétérogène à l’homogène, alors que toute la connaissance scientifique a pour but la recherche et la démonstration de l’identité des processus physico-chimiques que nous percevons, en déduit que la science a échoué dans son essai d’explication synthétique de l’univers, mais que, précisément, cet échec, cette réduction du divers à l’Un étant impossible, parce que l’uniformité détruit toute connaissance, que toute connaissance suppose un sujet et un objet et que l’Un ne peut se manifester à sa propre vue qu’en se situant spectateur de lui-même, ce qui détruit l’unité, le rôle de la science n’est plus alors la recherche d’une explication définitive de l’univers, mais un spectacle de curiosité pure du fonctionnement de cet univers. Spectacle qui ne doit pas prendre fin par une explication totale des choses, mais doit se continuer indéfiniment, autant que la vie même des spectateurs.

Jules de Gaultier va même plus loin ; il nie le rôle utilitaire de la science. Elle n’est pas, dit-il, dans son essence, un moyen d’augmenter notre pouvoir sur les choses, mais un organe de pure vision, un moyen d’atteindre la fin immédiate impliquée dans tout mouvement de division de l’existence avec elle-même, c’est-à-dire la connaissance, la contemplation de l’univers. Si la science crée, augmente la puissance de l’homme, c’est uniquement pour augmenter la connaissance, étendre le spectacle, varier indéfiniment la contemplation.

Dans cette conception spectaculaire de la vie, il y a certainement quelque chose d’exact et de profitable pour l’individu. La course incessante vers un mieux-être à venir, toujours fuyant, toujours inaccessible est évidemment un legs religieux, un sacrifice de la réalité présenté à un hypothétique futur. L’examen logique de l’existence nous démontre, d’autre part, que tout est inutile dans l’univers, puisque rien ne dure, que tout s’y détruit et se transforme sans but et sans fin. Quel que soit l’avenir des mondes, si merveilleusement organisés soient-ils, ils disparaîtront sans laisser plus de traces dans l’infini qu’un grain de sel dans l’océan. Il est donc erroné de s’imaginer construire et œuvrer pour l’éternité. Et il est profondément absurde de reporter sur des temps à venir une joie de vivre actuelle, car le présent actuel auquel on refuse cette joie a été, au passé, un présent auquel, précisément, on refusait une joie qui nous était réservée et que nous n’avons pas. Il n’y a aucune raison pour que chaque génération ne se sacrifie pas perpétuellement à la suivante ; de telle sorte que toutes les générations humaines se seront sacrifiées sans joie à la dernière, laquelle ne fera rien de mieux, en fin de compte, que mourir dans quelques cataclysmes plus ou moins terrifiants.

C’est une sorte de course à la mort, un suicide grandiose, d’une telle envergure qu’il échappe au peu d’esprit critique des foules sacrifiées. Cette incohérence s’accorde également avec l’impression de stérilité de toute l’activité trépidante du monde moderne où l’action frénétique s’oppose à toute évolution esthétique de la durée, où la fuite des temps détruit toute contemplation désintéressée, où les visions se succèdent en des tourbillonnements précipités, sans jamais permettre de saisir, de voir, de stabiliser une réalité reposante, dans une sorte de poursuite vertigineuse d’on ne sait quel but ou quelle fin ; tels ces joueurs hallucinés, entassant

désastres sur désastres pour d’illusoires revanches sur un insaisissable destin.

Si donc vivre ne correspond à rien de compréhensif, il nous reste une seule certitude, une seule joie : faire de notre vie un spectacle esthétique.

La morale courante est par conséquent à rejeter puisqu’elle nous entraîne vers des fins matérielles ou mystiques inutiles à notre bonheur. Et, d’autre part, la possession des choses est forcément une source de conflit parce que l’imagination sensuelle est insatiable et que l’élimination du déplaisir est impossible dans ce domaine d’hostilité et de lutte pour la conquête d’objets ou d’espace forcément limités.

Il est également certain que le but réel de la science n’est pas uniquement la puissance dominatrice de l’homme, puisque cette puissance, au service de l’imagination sensuelle et conquérante, ne parviendra jamais à ses fins, ne satisfera jamais l’imagination, n’atteindra, en aucun temps, un but définitif et sera inévitablement vaincue par les forces éternelles de l’univers. Un des buts actuels de la science est donc bien une recherche esthétique, la recherche d’une émotion spectaculaire, la satisfaction d’une curiosité pure, la contemplation du spectacle mondial.

Nous pourrions donc adhérer en partie à ce sens spectaculaire de la vie ; mais il y a, dans cette conception de l’activité humaine, quelque chose de mystique, d’irréel, qu’il est nécessaire de préciser et d’écarter pour donner à cette conception un caractère objectif et réalisable. Ce quelque chose, c’est l’affirmation que toute sensation, bonne ou mauvaise, peut être indifféremment une source de spectacle et de joie. C’est également l’affirmation que le but de la connaissance est essentiellement la contemplation. Il semble, d’après ces concepts, que l’esprit seul a une réalité, qu’il existe par lui-même, que, n’étant pas acteur, tous les actes lui sont indifférents pourvu qu’il y ait des actes et des acteurs dont il jouit. C’est là un des points faibles du concept idéaliste. Certes, le philosophe admet bien qu’il doit y avoir, même chez lui, une réalité sensuelle et cette réalité, bonne ou mauvaise, il l’accepte comme spectacle ; il est à lui-même, à sa sensibilité son propre spectateur, mais il néglige la base nécessaire et fondamentale de tout spectacle, c’est-à-dire la vie, base hors de laquelle aucune contemplation n’est possible.

La vie est un phénomène qui ne peut exister que dans certaines conditions. Négliger ces conditions, c’est compromettre la vie et, du même coup, le spectateur. Et ces conditions sont inséparables du bien et du mal. C’est pourquoi Nietzsche n’avait pas à se situer par delà le bien et le mal, car, par delà ces notions, il n’y a plus de vie humaine et, par conséquent, plus de spectateur. Le bien, c’est tout ce qui est nécessaire à la vie et l’intensifie ; le mal c’est tout ce qui s’oppose à cette activité et la détruit.

Jules de Gaultier approuve forcément ce minimum d’éthique, mais il ne paraît pas en avoir tiré les conclusions logiques qui semblent s’imposer nécessairement, car si nous admettons qu’il y a un mal qui détruit la vie, et conséquemment le spectateur, il y a contradiction et impossibilité absolue à faire de la souffrance et de la douleur, qui sont des éléments destructeurs de la vie, une source de spectacles.

Concevoir l’existence d’une activité et son épanouissement dans sa propre disparition, me parait être d’une parfaite absurdité. Nous retrouvons ici les expériences si concluantes de Pavlov, déterminant un chien affamé à frétiller de joie sans les secousses, primitivement douloureuses, des décharges électriques, transformées peu à peu, par association, en signes précurseurs de plaisirs nutritifs. Ainsi se conduisent les ivrognes, les morphinomanes, les héros sanguinaires et autres spectateurs, plus ou moins purs, de même qualité.

Ainsi donc, chronologiquement, la vie est antérieure