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SYP
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produit d’une sage-femme, porteuse au bout du doigt d’une lésion syphilitique.

Mais, en 1862, à Bergame, on avait connu une terrible épidémie partie d’une fillette syphilitique insoupçonnée, qui servit à vacciner dix enfants dont cinq devinrent syphilitiques. Voyez maintenant les ricochets. Appelons ces cinq enfants A, B, C, D, E.

L’enfant A meurt de syphilis en 1863, après avoir infecté : 1° sa mère qui le nourrissait (chancre du sein) ; 2° sa sœur, âgée de 20 ans, par l’intermédiaire d’une cuiller ; 3° une tante qui, venant d’accoucher et ayant trop de lait, lui donna accidentellement le sein. Cette tante infecta : 1° son enfant nouveau-né qui succomba à la syphilis ; 2° un de ses neveux également nouveau-né, à qui elle donna accidentellement le sein. Ce dernier infecta sa mère. Total : 6 cas et 2 morts. L’enfant B et l’enfant C infectent leur mère qui les nourrit et celles-ci leur mari. L’enfant C meurt de syphilis en 1862. L’enfant D meurt après avoir contagionné son petit frère par l’intermédiaire d’une cuiller commune, et sa mère qui infecte le père. Enfin, l’enfant E infecte d’abord sa nourrice, puis son frère de lait par une cuiller, puis sa mère qui, venant d’accoucher, donnait le sein à son premier né pour favoriser la montée du lait ; cette mère donne à son tour la syphilis à son dernier né et à son mari. Total final : cinq contaminations vaccinales, 18 contaminations par ricochet et quatre morts du fait de ce porte-vaccin syphilitique.

On a remarqué le rôle étrange de la cuiller. Ce petit instrument est vraiment le symbole de la contagiosité. Tout est bon au microbe pour se multiplier : la pipe, le porte-cigarette, la sucette, le biberon, le simple baiser innocent ou sensuel, qui met en contact deux muqueuses. En vérité, c’est plus varié que pour la tuberculose, dont cependant la syphilis partage aussi la. contagiosité par l’air, grâce à l’infernal tabac. Celui-ci produit des lésions et des irritations buccales qui deviennent un parfait bouillon de culture pour le microbe de la syphilis qui se promène autour de nous tout aussi bien que le bacille de Koch. Syphilis et tabac vont aussi bien ensemble que syphilis et alcool.


Mais j’en viens à l’hypocrisie de la vérole. C’est bien à elle que devrait s’appliquer l’épithète de honteuse. L’hypocrisie est l’arme des faibles et des lâches. On connaît, socialement, cette arme dont font un si bel usage tant de citoyens éduqués dans les officines de la tartuferie, officielle ou privée, où l’on acquiert la phobie des choses si respectables de l’amour normal.

La première manifestation de l’hypocrisie pour la syphilis, forme particulièrement redoutable, est d’être une maladie indolente (sans douleur). L’homme a peur de la douleur et ne croit qu’à la douleur. Voyez-le pris d’une rage de dent et voyez sa course chez le dentiste. Le syphilisé ne souffre pas ; s’il ne souffre pas, il ne peut se croire malade. J’ai entendu de nombreux syphilisés cette terrifiante déclaration : « Comment croire qu’on est mortellement atteint et qu’on est un danger public quand on a l’illusion de se bien porter ? »

Sauf en de rares complications, la syphilis ne fait pas de bruit. Quelle belle leçon de l’infiniment petit à l’homme qui se croit infiniment fort ! Le petit microbe en forme de vrille (son nom médical est tréponème) semble raisonner ainsi : j’ai besoin de la chair humaine pour vivre ; si je me démasque, c’en est fait de moi ; l’homme est plus malin, mieux outillé, procédons à l’aveuglette ! Dévorons en silence. Tel cet autre microbe malfaisant qui dévore le sucre du raisin pour en faire de l’alcool et déverse à l’homme l’unique déchet de sa vie, le poison adoré que nous mettons en bouteille. Nous en mourrons, mais sans nous douter de la cause de notre mort. Tous les microbes de la création font un peu comme cela, mais c’est à celui de la syphilis que revient la palme.

La porte d’entrée de la syphilis est toujours un petit bobo insignifiant que l’on porte à la peau ou surtout à une muqueuse, cette fine peau satinée et fragile qui recouvre les organes internes ou les orifices (bouche, nez, organes sexuels, ce qu’on appelle les parties secrètes, car nous sommes toujours au sein du mystère redoutable).

Une peau intacte, une muqueuse intacte se défendent assez bien. Mais à la moindre éraflure, voilà le microbe tout à son aise. Il s’installe et vite se met à pulluler comme les sables de la mer. Il lui faut trois semaines environ pour déposer sur notre malencontreuse éraflure toute une colonie d’enfants. Il y en a des millions (car le tréponème est un être microscopique).

Mais que l’on songe à ce qui se passe pendant ces trois semaines où l’on attend le chancre en formation, c’est-à-dire la première manifestation visible de la maladie. On est, hélas, déjà contagieux ! Et ils sont bien penauds les pauvres amoureux qui, dans ce laps de temps, se risquent aux amours vénales des maisons de prostitution avec de tristes professionnelles du trottoir, sous le vain prétexte que les femmes à plaisir (pauvres esclaves !) sont visitées régulièrement par des médecins et mises à l’index quand elles sont trouvées malades ! Quelle erreur, quelle duperie, quelle sinistre plaisanterie que ces mesures de soi-disant précautions publiques que l’on baptise d’un nom : la prostitution réglementée ! On traque la femme et on laisse l’homme errer en liberté, semer sa graine où il lui semble bon. Mais on ne traque pas le microbe qui voyage de sujet à sujet, tout comme les totos célèbres des tranchées. En attendant son chancre, que peut-être même il ignore, le syphilisé offre son microbe, et même une heure après la visite médicale, à supposer qu’à cette visite, l’infâme chancre trouve le moyen de se cacher dans un tout petit pli de la muqueuse d’où personne n’ira le déloger. La contagion syphilitique est un exemple de grande perfidie. Et quand on pense que la Police en est encore la complice, répandant dans la foule la fausse notion de la sécurité !

Qui s’y frotte s’y pique ! ne l’oublions pas. Et alors on voit apparaître la première lésion, le chancre primitif, dans le lieu même du contact malheureux : l’œil, si l’on a promené ses lèvres syphilisées sur l’œil de l’aimée, les lèvres si le baiser sur la bouche, si fréquent, a été empoisonné ; ailleurs enfin si les imprudentes caresses n’ont pas suffi à l’agresseur.

Et tout cela, sans douleur, ne l’oublions pas. « J’ai un bouton, j’ai une écorchure », dit le contaminé, si même il le dit car le syphilisé au début s’ignore lui-même un grand nombre de fois. Que l’on juge alors les cas si fréquents de gens qui n’ont aucun souci de leur toilette intime (car les organes sexuels sont dangereux à regarder !), de braves paysans ignorants les éléments de l’hygiène et de la propreté. Ah ! les microbes s’en donnent à cœur joie ! Combien la douleur serait précieuse ici pour obliger le malade à se soigner !

A partir de ce temps, l’affaire devient grave, car le chancre qui mettra plusieurs semaines à guérir n’est que la première lettre d’un long alphabet morbide dont les lettres vont s’égrener au fil des années.

Voici déjà, au bout de quelques semaines, l’apparition des accidents dénommés secondaires, les seconds en date ; nous abordons alors la période la plus redoutable au point de vue de la contagion. Habile colon, le tréponème parti du chancre est allé installer ses comptoirs de tous côtés, mais tout particulièrement au niveau des muqueuses : parties sexuelles, bouche, langue, anus. Dans ces lieux, le tréponème multiplie à foison, formant de petites plaques dites muqueuses, hélas ! encore indolores, mais qui, pourtant, constituent une assez grande gêne pour attirer l’attention.

Mais aussi, gare les contacts ! Nous sommes à l’ère de la syphilis des innocents. Syphilisés, vous déposez