Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.2.djvu/269

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
THÉ
2767

« La lâcheté ne vaut pas la vaillance ;
Mille revers ne font pas un succès !
La France, amis, sera toujours la France,
Et les Français seront toujours Français ! »

On vendait aussi la Pologne dont on laissait faire le dépècement, mais on n’en chantait pas moins :

« Les Polonais de la Pologne
Seront toujours les Polonais ! »

Alfred Jarry n’a pas inventé le Père Ubu. Il y a plus de cent ans, il incarnait déjà la bourgeoisie, c’est la disgrâce de Béranger d’avoir été le poète de ce monde-là. L’homme pauvre et indépendant qui chanta la Muse en fuite et les Conseils de Lise, le satiriste du Chant du cosaque, de la Cocarde blanche, de la Censure, du Ventru, des Révérends pères, méritait mieux que cette admiration.

La révolution romantique au théâtre commença avec la publication en France des œuvres de Shakespeare, de Calderon, Lope de Vega, Schiller, et les représentations du théâtre anglais à Paris, en 1822. Les « bons Français » qui cabalaient contre ce théâtre chantaient :

« Nous retrouvons dans le meilleur des princes
Tous les grands rois que la France a perdus. »

Ils retrouvaient leurs grotesques couronnés dans ce Louis XVIII que Marx appela irrévérencieusement « Tête de lard » ; ils ne retrouvèrent ni un Corneille ni un Racine. Cinq ans après, Shakespeare était rejoué sans incidents. Des événements comme la guerre de Grèce, l’impopularité de Charles X, instrument des ultras et des jésuites, favorisaient le romantisme. Vigny débarrassait Othello de la perruque de Ducis, Mérimée écrivait le théâtre de Clara Gazul, V. Hugo publiait la préface et le drame de Cromwell. L’Henri III et sa cour, d’A. Dumas, commença la bataille en 1829. Un an après, la première d’Hernani était au théâtre ce que seraient les « Trois Glorieuses » en politique. C’était la fin de l’ancien régime restauré. Le romantisme des barricades et des tirades hugoliennes donna l’illusion que le parapluie de Louis-Philippe abriterait « la meilleure République ». Jusqu’en 1848, V. Hugo put dire : « Ce siècle est grand et fort ; un noble instinct le mène. » Mais après, ce « noble instinct » ne sut que livrer la liberté au ruffian du 2 décembre.

Le théâtre suivit toutes les vicissitudes politiques et fut plus la tribune des partis que de l’art dramatique véritable, malgré des œuvres comme Marion Delorme, Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo, Ruy Blas, de V. Hugo, la Maréchale d’Ancre, Chatterton, de Vigny, Antony, d’A. Dumas. Toutefois le public demeurait divisé entre ces Œuvres où la convention romantique n’était pas moine arbitraire que la convention classique, et celles qui défendaient désespérément les vieilles traditions, notamment Marino Faliero, Louis XI, les Enfants d’Edouard, Don Juan d’Autriche, de C. Delavigne. La tragédienne Rachel avait apporté à la cause de Corneille et de Racine une flamme nouvelle, Ponsard arriva à la rescousse et, en 1843, sa Lucrèce triompha bruyamment contre les Burgraves et fut, pour les « classiques », leur revanche d’Hernani. Mais cinq ans après, la Charlotte Corday de Ponsard échoua. Le moment arrivait où l’hyperbole et la grandiloquence ne suffiraient plus à soutenir une tragédie et une tragi-comédie périmées. Les trucs et les ficelles romantiques furent bientôt aussi usés que ceux des classiques. Des deux côtés on trouva indigeste le « porc aux choux » de Tragaldabas, que A. Vacquerie essaya de faire jouer, en 1848, et qui était une exagération picaresque du César de Bazan de V. Hugo.

L’œuvre théâtrale la plus intéressante de l’époque romantique est celle d’A. de Musset, et ses comédies plus que ses drames. Il y a continué les qualités classiques dans la sobriété, dans une action plus subjective

qu’objectivé en y ajoutant celles, romantiques, de l’unité individualiste et de la variété psychologique de ses personnages. L’invention habile et gracieuse, le naturel des sentiments et la poésie du dialogue rappellent parfois chez Musset les plus jolies scènes de Shakespeare.

Le romantisme du théâtre sombra comme le romantisme révolutionnaire dans la platitude prudhommesque et l’hypocrisie bourgeoise pour n’être plus qu’une chose sans enthousiasme et sans beauté, sans cœur et sans rognons. Scribe fut le M. Thiers du théâtre qui convenait à un tel monde. Dans Bertrand et Raton, il avait montré que le succès justifie toutes les immoralités. M. Lanson lui-même, peu suspect de subversion, a dit ceci de ce théâtre : « Cette morale est de la plus vulgaire médiocrité ; partout l’argent, la position, la carrière, la fortune ; le plus bas idéal de succès positif et d’aise matérielle, voila ce que Scribe et son public appellent la raison. Pour qu’un jeune homme se marie sans amour, 25 ou 50.000 livres de rente chez une veuve, 500.000 francs de dot chez une ingénue sont les arguments sans réplique ; et le devoir de rompre un amour coupable est impérieusement dicté par la nécessité de ne pas nuire à sa carrière ; cela dispense de pitié, de délicatesse et d’honneur. On ne peut s’empêcher d’être dégoûté de voir tout acte de probité, de bonté, de dévouement, inévitablement payé en argent, d’une grosse dot ou d’un bel héritage. Scribe ferait aimer les excentricités morales de la passion romantique. »

Le théâtre romantique eut un succès bien plus éclatant et durable dans le genre populaire du mélodrame où l’aventure était plus truculente, la tirade plus emportée, le panache plus agité que dans le drame littéraire. Le théâtre d’Hugo, dépouillé de sa magie verbale, est d’une pauvreté d’invention et d’une maladresse scénique incroyables à côté de la richesse d’imagination et de l’adresse prestigieuse à emmêler et démêler l’intrigue dramatique d’un A. Dumas. Le mélodrame était né de ce romantisme « noir », anglais et allemand, dont le fantastique et les violences excitaient une curiosité très vive. Pixérécourt avait été le grand homme du genre ; on l’appelait « le Corneille du mélo ». Dumas assura au mélodrame une carrière inépuisable en prenant la matière de ses pièces, comme de ses romans, dans l’histoire. Le mélo fut l’illustration vivante du feuilleton. Les idées sociales ne pouvaient manquer d’y trouver place. On eut ainsi les drames d’E. Sue ; les Mystères de· Paris, le Juif errant, etc., etc. ; celui de F. Pyat ; le Chiffonnier de Paris. Ce fut le théâtre d’une classe ouvrière débonnaire, qui se nourrissait plus d’illusions humanitaires que de pain. On lui faisait chanter, après février 1848 :

« Ouvriers ! à l’ouvrage,
Maîtres ! rassurez-vous ! »

et ceci à quoi répondirent les journées de juin :

« Entre enfants de la France,
il n’est pas de vaincus !… »

Les vaudevillistes Clairville et Cordier étaient les grands fournisseurs de ces drogues stupéfiantes auxquelles ils ajoutaient leurs railleries antirépublicaines. Le « bon peuple » de 1848 pleurait aussi, au théâtre, sur le sort de Louis XVI et de Marie Antoinette et laissait interdire une pièce contre le pape et contre l’expédition de Rome. Les pauvres tentatives de liberté théâtrale furent brutalement interrompues par le Coup d’État. Un plat flagorneur, A. Houssaye, proclama à l’usage des arts : « L’Empire c’est la paix ! » et le règne d’A. Dumas fils commença au théâtre avec celui des ruffians et des catins de la cour des Tuileries, de la Bourse, de la presse et du boulevard. A côté du théâtre bourgeois, le mélodrame populaire subit la même dégradation pour tomber dans les basses ratatouilles feuilletonnesques des D’Ennery, Ponson du Terrail, Montépin,