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THÉ
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Richebourg, etc., qui ne donnerait que trop de motifs à leur public d’abandonner de nos jours le théâtre pour le cinéma.

Un autre succès populaire du théâtre romantique fut dans la satire des mœurs politiques et affairistes. L’idée semble en être venue du Bertrand de Scribe, dont le prototype était Talleyrand, l’aventurier d’ancien régime adapté à la politique du nouveau. Mais cette satire prit une autre envergure quand on vit sortir Robert Macaire, l’aventurier bourgeois pour qui la politique et les affaires furent l’escroquerie. Il parut dans un mélodrame, l’Auberge des Adrets, et Frédéric Lemaître qui joua le rôle lui donna un relief extraordinaire en en faisant le type de la fripouille affairiste triomphante par l’exagération de son audace et de son cynisme. Doublé de Bertrand, triplé du baron de Wormspire, Robert Macaire, paradoxale création, s’est multiplié ù l’infini dans le monde, grâce à l’encore plus paradoxale imbécillité de M. Gogo, citoyen, électeur, ancien et futur combattant, cocu, volé et toujours content. Robert Macaire fait comprendre l’extraordinaire fortune des Rochette, des Oustric, des Stawiski dans un monde où il n’y a pourtant pas que des crapules et des niais, mais où ils dominent. Pas plus que Thénardier et sa bande, Robert Macaire et ses compères ne prévoyaient le bel avenir qu’ils avaient devant eux. Ils se voyaient plutôt ramant un jour sur des galères, ou balancés au bout du pantagruélion rabelaisien, que statufiés pour avoir « bien mérité de la Patrie » en faisant tuer dix millions d’hommes et en tripotant dans tous les scandales.


Le théâtre contemporain. — Dévoué, pour la recette, au fumier bourgeois, ce théâtre a été, pour l’art, plus noblement inspiré par le naturalisme et le symbolisme (Voir ces mots). Ils ont apporté une saine réaction rendue indispensable par l’insanité des Dumas et sous-Dumas et de leurs admirateurs, les Sarcey et sous-Sarcey, bien que ces derniers bavent toujours, dans ce qu’on appelle la critique, contre tout ce qui est indépendance et vérité. Malheureusement, cette réaction n’a pas eu des assises assez solidement populaires. Après plus d’un siècle de baratage bourgeois, l’esprit populaire a fini de penser et s’est réfugié, comme le voulaient ses maîtres, dans des distractions d’esclaves : les spectacles sportifs et le cinéma (voir Spectacle).

Pour ceux qui ont persisté à penser, le naturalisme et le symbolisme ont fait pratiquement, en dehors de toutes différenciations d’écoles, des efforts méritoires. Ils ont soutenu des entreprises théâtrales « à côté » de la faisanderie bourgeoise, le Théâtre Libre d’Antoine, le Théâtre de l’Œuvre, de Lugné-Poe, et d’autres d’une existence plus ou moins éphémère : le Théâtre d’Art, de Paul Fort, les Eschotiers, le Théâtre des Arts, a Batignolles, le Vieux Colombier et, après la Guerre de 1914, les Compagnons du Tréteau, la Grimace, l’Atelier, la Comédie des Champs-Élysées, etc. Ces entreprises ont défendu le théâtre d’idées contre le théâtre boulevardier bassement amuseur et pornographique. Ils ont servi la véritable littérature dramatique, française et étrangère. Le Théâtre Libre et celui de l’Œuvre ont surtout fait connaître Ibsen dont ils jouèrent presque toute l’œuvre, après qu’Antoine eut révélé, avec les Revenants, le « Shakespeare scandinave ». En même temps, se succédaient les pièces inconnues en France de Bjornson, Gogol, Dostoïevski, Tourgueniev, Tolstoï, Hauptmann, Strindberg, Sudermann, O. Wilde, etc. On connaissait enfin un Shakespeare dépouillé des maquillages académiques. Un théâtre nouveau se formait en France sous le parrainage d’Henri Becque qui soulevait, dès ses premières œuvres, une haine sauvage chez les critiques officiels. Becque apportait un théâtre de vérité, découvrant énergiquement, sous sa carapace d’hypocrisie, l’infamie sociale et les basses âmes qui y prospèrent. Depuis Molière, le théâtre français n’a

pas produit d’œuvres aussi justicières et vengeresses que les Corbeaux et la Parisienne, de Becque. Après lui, Courteline, J. Renard et Mirbeau donnèrent au théâtre contemporain ses autres chefs-d’œuvre : Boubouroche, Poil de Carotte, et les Affaires sont les Affaires. Il faudrait parler longuement du « comique » parfois si douloureux de Courteline, de « l’ironie » si désenchantée de J. Renard, de « l’amertume » si profondément humaine de Mirbeau, et il faudrait aussi pouvoir insister sur tout ce théâtre, inspiré généralement du naturalisme, qui a apporté une vérité parfois brutale, mais saine et vivifiante, dans un cloaque où on ne l’entendait plus depuis longtemps. Zola, Goncourt, Hennique, P. Alexis, Brieux, Jean Julien, Ancey, Curel, Descaves, Donnay et nombre d’autres ont accompli cette besogne salutaire avec Becque, Renard, Mirbeau et avec les étrangers que nous avons cités.

À côté du Théâtre Libre et précédant le Théâtre de l’Œuvre, le Théâtre d’Art fut fondé par Paul Fort en 1890 pour opposer l’art dramatique idéaliste au naturalisme, et surtout au réalisme exhibitionniste, dépourvu d’art et de littérature, dont la seule recherche était d’aguicher la curiosité malsaine et badaude avec ses « tranches de vie » trop souvent purulentes. Patronné par des écrivains et des artistes symbolistes, le Théâtre d’Art eut une existence trop brève mais noblement remplie. Il joua V. de l’Isle-Adam, Verlaine, Laforgue, R. de Gourmont, Rachilde, Roinard, Ch. Morice, Quillard, Schuré, Saint Pol-Roux, etc. Le premier, il représenta les œuvres de Maeterlinck toutes de poésie de l’âme et du rêve. Ces œuvres, et les conditions dans lesquelles elles furent mises en scène, bouleversèrent toutes les notions et les habitudes des gens et du public de théâtre, non moins qu’à l’autre pôle du symbolisme l’énormité de la satire de l’Ubu-Roi d’A. Jarry, quand le monstre fut présenté par Gémier au Théâtre de l’Œuvre. Le Théâtre d’Art joua aussi des pièces étrangères comme Les Flaireurs de Van Lerberghe, Les Cenci de Shelley, Faust de Marlowe, Le Corbeau d’E. Poe, et des œuvres françaises de caractères particuliers comme le Bateau ivre d’A. Rimbaud, Axel et Elèn de V. de l’Isle-Adam, la Dame à la Faux de Saint Pol-Roux, etc.

Nous devons renoncer à mentionner, tant elles ont été nombreuses, toutes les manifestations trop souvent isolées, sans retentissement, et qui n’en sont que plus méritoires, de tous ceux qui se sont efforcés et s’efforcent encore d’élever et de maintenir le théâtre dans les véritables régions de l’art, de l’arracher à cet opprobre où l’a plongé l’insanité bourgeoise. De belles œuvres comme celles de Péladan et de Verhaeren ont été, dans des voies différentes, la création d’une véritable nouvelle tragédie. L’ardent idéalisme de R. Rolland a allumé d’une haute flamme lyrique ses drames historiques et sociaux. Jules Romains a rendu à la comédie la vigueur d’une satire d’autant plus puissante qu’elle va droit au but et n’est pas noyée, pour la faire passer, dans les orangeades de la morale bourgeoise.

Et il nous faudrait parler aussi des rapports des travailleurs avec un théâtre qui a perdu tout véritable caractère populaire, qui est de moins en moins pour eux, qui est de plus en plus infréquentable pour ceux qui aiment l’art dramatique et la musique. Ils en sont d’ailleurs systématiquement chassés par les mœurs mondaines et les procédés des mercantis directeurs et auteurs pour faire « suer le cochon de payant ». Il est impossible pour ceux qui ne sont pas des oisifs pouvant faire la grasse matinée, d’aller autrement que par exception à un spectacle qui ne se termine qu’après minuit.

Le théâtre a actuellement besoin d’un renouvellement complet. Il est devenu une des formes les plus odieuses de l’exploitation bourgeoise égoïste et stupide, parce qu’elle affecte l’homme dans les moments où, échappant à ses préoccupations matérielles, il cherche un peu de