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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.2.djvu/49

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SEI
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comme là, Gouvernement, chefs militaires, censeurs et journalistes firent leur possible — et ce possible fut presque illimité — pour étouffer la voix anarchiste clamant, seule ou à peu près seule, sa haine de la guerre et exigeant le retour à la Paix.

Ces choses doivent être consignées ici, non seulement parce qu’elles sont conformes a la vérité, mais encore parce qu’elles infligent un démenti catégorique aux partis politique et aux organisations ouvrières qui se disent d’avant-garde, révolutionnaires et pacifistes, et qui, lors de la guerre infâme de 1914-1918, ayant failli — tel le parti socialiste et le syndicalisme — au mandat dont ils étaient investis, s’essaient a justifier leur trahison par l’attitude des rédacteurs du Manifeste des Seize, qu’ils étendent collectivement, bien à tort on le voit, aux milieux anarchistes.


La guerre prit fin, et il semblait qu’une fois le conflit terminé, les choses se seraient tassées comme on dit, que la reconnaissance d’une erreur momentanée aurait mis un terme aux animosités nées à la suite d’articles et de mises au point publiées dès la parution de la Déclaration. Mais il y a des vanités et des entêtements que ne peut désarmer aucune considération.

En effet, Jean Grave, dans La Bataille Syndicaliste, où il publiait assez régulièrement ses papiers, écrivait, dans le numéro 358, dans un article intitulé : « De quel côté se trouve l’incohérence ? » : « Si les anarchistes avaient été en nombre suffisant dans le refus de se laisser mobiliser, pour troubler la défense, c’est contre eux que se serait tournée la colère populaire ; la population, ne voulant voir en eux que des agents de l’agresseur, aurait applaudi à leur exécution. Et, dans le conflit, de l’issue duquel dépend le sort de l’humanité, je suis, en ma profonde conscience, forcé de dire qu’ils n’auraient eu que le traitement qu’ils méritaient. » Avouez qu’il y a là un abîme entre ces pensées et celles qu’il écrivit jadis dans « La Société Mourante et l’Anarchie », où il s’exprimait de la sorte : « Mais, pourtant, si vous avez commis l’imprudence de revêtir l’uniforme et qu’un jour vous vous trouviez dans cette situation de ne pouvoir vous contenir sous l’indignation… n’insultez ni ne frappez vos supérieurs… crevez-leur la peau, vous n’en paierez pas davantage. » Et encore : « Il n’y a pas de patrie pour l’homme vraiment digne de ce nom ou, du moins, il n’y en a qu’une ; c’est celle où il lutte pour le bon droit, celle où il vit, où il a ses affections, mais elle peut s’étendre à toute la terre… Quant à vos patries de convention, les travailleurs n’y ont aucun intérêt, ils n’ont rien a y défendre. » De quel côté se trouve l’incohérence ? Le lecteur en jugera.

Sans doute, la guerre terminée, il valait mieux s’expliquer une bonne fois, prendre chacun ses responsabilités, se situer, ce qui fut fait, et ainsi rebondissait le problème de l’attitude des anarchistes en cas de guerre, qu’avait soulevé le Manifeste des Seize. Si, encore, cette polémique s’était déroulée en toute loyauté et à l’ombre de la tolérance réciproque, elle aurait pu aider à reconstruire l’entente. Mais chacun s’en donna à cœur joie, et l’on assista à un beau lavage de linge sale, le tout agrémenté d’épithètes plus ou moins désobligeantes, voire même parfois perfides. L’abîme s’ouvrait sans espoir de réconciliation, séparant à tout jamais des camarades, qui avaient donné, les uns comme les autres, dans des sphères différentes, avec leur tempérament, leurs connaissances et leur travail, toute une vie à un idéal commun.

Les signataires du Manifeste des Seize, tenus moralement à se situer, voulurent « remettre ça » et jusqu’au bout défendre ce que des circonstances exceptionnelles les avaient déterminés à signer.

Jean Grave, le promoteur de la Déclaration fut le

premier à en reparler et, défendant son point de vue, il récidiva dans sa façon de voir, en un exposé précis et net, qui ne permettait point de se faire la moindre illusion, sur la façon dont il concevait cette question. Voici un écrit de Jean Grave, daté de Robinson, du 26 septembre 1922, où, répondant à un blessé de guerre qui lui reprochait, d’après ouï-dire, d’avoir renié ses convictions, il s’explique et tente de justifier son attitude :

Un dernier mot : « Vous me demandez de vous donner les raisons qui ont motivé mon attitude pendant la guerre ? Pendant les cinq ans qu’elle a duré, je n’ai fait que celà dans « La Bataille ». Vous devez comprendre que je ne puis passer mon temps à recommencer. J’ai bien d’autres chiens à peigner. « À mes camarades » n’est pas un essai de justification de ma conduite comme vous le traduisez, mais une réponse à certains imbéciles qui s’étaient fait l’écho de calomnies contre moi. Il y a là, une différence.

« D’autre part, j’ai la conviction que, contrairement à ce que vous affirmez si arbitrairement, je n’ai jamais donné de démenti à aucune de mes convictions, de n’avoir jamais agi autrement qu’en anarchiste. Jusqu’à la déclaration de la guerre, moi et mes camarades, nous avons combattu le militarisme, les armements absurdes, les mesures imbéciles qui ne pouvaient avoir qu’une issue : la guerre monstrueuse qu’il fallait éviter à tout prix. Oui, jusqu’au bout nous avons essayé de faire comprendre à la population qu’elle n’avait rien à gagner à la guerre, mais, au contraire tout à y perdre. Sans aucune vanité, mes camarades et moi, nous pouvons nous vanter d’avoir mené cette campagne mieux que qui ce soit, même de ceux qui ont tant l’air de faire les dégoûtés aujourd’hui.

Si nous avions été écoutés, la guerre aurait été rendue impossible. Le seul tort que nous eûmes fut de toujours discuter au point de vue abstrait, de ne pas avoir su envisager les cas particuliers, et, aussi d’avoir raisonné comme si les anarchistes devaient être maîtres des événements. Or, ce qui est vrai. au point de vue abstrait, ne l’est pas toujours en certains cas particuliers. C’est ce que vinrent nous démontrer les faits, lorsque nous nous trouvâmes en face d’eux. La victoire du militarisme aurait été, pour un siècle au moins, la mort de toute idée d’émancipation par toute l’Europe, un recul certain de l’évolution humaine, Cela, pour moi et mes co-signataires, était indéniable. Que pour justifier leur façon de voir, d’aucuns le nient ne supprime pas le fait.

Au point de vue abstrait, on peut encore affirmer, sans beaucoup se tromper que, au point de vue de la liberté absolue, un gouvernement vaut l’autre. Dans la pratique cependant, il faut bien admettre que sous certains gouvernements, au prix de quelques mois de prison, de quelques tracasseries, la propagande de nos idées est possible, tandis qu’elle est peut-être rendue impossible sous d’autres. Sous prétexte que nous ne voulons aucun gouvernement, faut-il en conclure que s’il se présentait une tentative de nous imposer un régime comme celui du tsarisme par exemple, les anarchistes devraient se croiser les bras et laisser faire ? Certains extrémistes seront pour l’affirmative. Mais leur opinion ne prouvera qu’une chose : qu’ils sont des imbéciles. On ne parvient à augmenter la somme de liberté dont on jouit, qu’à condition de savoir défendre celles qu’on possède déjà. C’était ce que signifiait la victoire du pangermanisme. C’est très bien de ne pas vouloir se battre ; mais si un butor vous tombe dessus, allez-vous tendre le dos ? Cela est bon pour un Tolstoïen, mais les révolutionnaires, que je sache, n’ont jamais prêché la non-résistance au mal.

Nous avions tenté de rendre la guerre impossible. Nous n’avions pas été écoutés. La guerre avait fondu