le triomphe eût renforcé, dans la France vaincue, un militarisme réactionnaire, et que notre adhésion à la défense commune n’a jamais eu en vue ni exaltation du militarisme français, ni impérialisme, ni domination, ni orgueil national, ni représailles à exercer, ni humiliation à imposer. Avant la guerre, nous avons fait, en France, la propagande la plus active contre les incendiaires nationalistes, contre les préjugés patriotiques, contre la mascarade des retraites militaires. Nous savions qu’en Allemagne et ailleurs, nos camarades, moins nombreux, mais aussi actifs, faisaient la même propagande antimilitariste. Nous nous rendions compte que, dans l’Empire allemand, les idées démocratiques et révolutionnaires faisaient du progrès, malgré la gêne venant de l’armature féodale de l’État. Nous espérions qu’avec le temps, la poussée démocratique et révolutionnaire, encore bien faible, deviendrait assez forte pour empêcher les militaires de pouvoir a leur gré, déclencher la guerre.
Notre résistance à l’invasion menée par le clan féodal et militaire allemand n’a jamais comporté la haine du peuple allemand, ni le dessein de son asservissement. Je n’ai jamais eu, personnellement, l’idée d’aller éventrer Nettlau sur l’autel de la patrie. J’ai continué, pendant la guerre, a répandre autour de moi des idées de fraternité universelle, et de compréhension des adversaires, fondées sur le simple bon sens. Le danger passé, nous reprenons, sans aucune honte, sans remords, notre propagande qui me semble, à moi, sans hiatus, parce que ma pensée n’a subi aucune déviation.
J’avoue, dus-je indigner Descarsins, que je reprendrai la même attitude contre une invasion conduite par Mussolini, sans haine aucune contre les Italiens. Mais, puisque je suis hostile aux royalistes français, pourquoi accepterais-je la loi des fascistes, simplement parce que les fascistes sont des étrangers ? Et pourtant le fascisme est beaucoup moins dangereux, beaucoup moins puissant que le grand état-major allemand. Sa victoire aurait des effets bien moindres ; à tout le moins, elle provoquerait, en France, le retour triomphal de l’esprit chauvin et réactionnaire. Mais, moi, je ne prétends pas imposer mon opinion à Descarsins.
Pourrais-je dire que je respire mieux depuis la guerre, que j’ai davantage confiance dans une évolution pacifique des peuples, depuis que l’Europe ne traîne plus comme un boulet, les empires d’Allemagne, d’Autriche et de Russie ? Il y a bien le fascisme et quelques autres dictatures. Ils sont d’importance secondaire, ils sont surtout désagréables pour leurs propres peuples. Le plus fort, le fascisme italien, n’a pas d’argent, et il ne peut donc rien faire, il va à la faillite financière. Toutefois, les voisins devront se garder des soubresauts de la bête au moment de son agonie.
Qu’importe que le mouvement anarchiste actuel retourne au néant… Les idées d’émancipation et de liberté reprendront sous une autre forme et sous une autre appellation. Avec les tenants actuels du mouvement, ces idées sont en train de se fossiliser dans des formules négatives : à bas la morale, à bas la famille (il existait même, avant la guerre, une secte d’anarchistes scientifiques, composée de demi-fous qui niaient les sentiments et proclamaient : à bas l’amour, a bas la guerre, à bas la politique, à bas la propriété, à bas la société ! etc…), tout cela en bloc, sans considérer aucune contingence, de peur de se tromper ou d’être trompé. En réalité, les anarchistes soi-disant affranchis, sont esclaves de principes absolus. Ils ont fini par enfermer la doctrine dans un petit cercle d’idées simplistes, qui donnent, à quelques-uns d’entre eux, l’illusion de tout savoir et le sentiment d’une immense supériorité. »
Ichikava (Japon), dans une lettre adressée a la rédac-
Parmi les camarades qui se mêlèrent aux débats rouverts sur le Manifeste des Seize, Luigi Fabbri, théoricien anarchiste italien, auteur de « Dictature et Révolution », publia, dans « La Protesta », quotidien anarchiste de Buenos-Ayres, une série d’articles dans lesquels il exposait l’attitude des anarchistes devant un nouveau danger de conflagration.
En voici les principaux passages :
« Au début de la guerre précédente, et pendant sa durée, il nous fut donné d’assister, non seulement à la déroute, dans tous les paye, de la IIe Internationale, de la social-démocratie, mais encore au spectacle triste, douloureux et avilissant, d’anarchistes, en petit nombre, mais parmi les plus connus, qui perdirent la tête au point d’oublier leurs propres principes d’internationalisme et de liberté. Et, parmi ceux-ci, le plus essentiel : celui qui est la négation de l’État et qui refuse à l’État l’horrible faculté de supprimer le droit à la vie pour les individus et pour les peuples. Nous eûmes ainsi, criantes et abominables contradictions des termes, des « anarchistes d’État » qui se rangèrent aux côtés de quelques gouvernements, se solidarisèrent avec eux, se portant caution pour eux, devant les peuples, et prenant parti contre l’immense majorité de leurs camarades. Et tout cela dans la naïve et anti-anarchiste illusion de sauver quelques atomes de liberté, de cette liberté démocratique dont ils avaient, pendant cinquante ans, dénoncé le mensonge et l’insuffisance, voire l’inexistence, pour la majorité du prolétariat le plus pauvre et le plus déshérité.
Les fruits de la guerre « démocratique », pour le salut des petits peuples, pour la fin de toutes les guerres, nous les avons vus. Bien plus, nous en avons éprouvé l’amertume, nous avons souffert, dans notre chair, des plaies les plus douloureuses. Les populations opprimées par les États étrangers sont, aujourd’hui, plus nombreuses qu’avant la guerre, les petits peuples davantage asservis, les irrédentismes multipliés, les libertés démocratiques diminuées et plus dérisoires encore. Les motifs de guerre sont devenus innombrables ; aujourd’hui, la guerre est un danger réel, mille fois plus grand qu’à la veille de 1914. De la guerre qui devait être libératrice et pacificatrice, a surgi un monstre : le fascisme qui, comme une tache d’huile, se répand sur le monde et menace les sources même les plus antiques de la civilisation.
Le seul fruit de la guerre dont on puisse dire qu’il n’a pas été perdu, et qu’il n’est pas inutile, c’est que, grâce à elle, les illusions sur la démocratie bourgeoise sont définitivement tombées. Si les empires centraux avaient vaincu, après une égale durée de la guerre, certainement, nous ne serions pas mieux que nous ne sommes. Au lieu de certains désastres, nous en aurions eu d’autres, peut-être moins terribles ; mais les interventionnistes d’alors pourraient encore conserver leurs anciennes illusions, et diraient à coup sûr : « Ah ! si les Alliés eussent vaincu, aujourd’hui, nous serions heureux… ». Et il faudrait refaire tout un travail pour combattre la vieille erreur demeurée debout ; la Vic-