Page:Faure - L’Arbre d’Éden, 1922.djvu/321

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sont lui-même. Ils sont l’exposé perspicace du spectacle cruel que sa propre pensée lui offre. Pour qu’ils s’élèvent au plus haut style, il lui suffit de les porter du domaine moral qui fait la trame de ses jours et sans cesse oppose à ses plus nobles illusions la réalité sordide, dans le domaine infiniment plus vaste de la vie sociale et psychologique entière où, sous chaque visage, chaque geste, chaque objet, un dieu guette narquoisement pour enfoncer un dard empoisonné dans le cœur de l’innocence ou abattre d’un sourire le triomphe de la sottise et de la brutalité… Il boxe, mais, comme un policeman survient, il danse. Ivre, et traîné par les pieds, il cueille une fleur au passage. Homme de peine il s’affaire, s’éreinte, sue, et c’est pour attraper des mouches. Installé pour dormir dans un terrain vague, il bouche le trou d’une planche afin d’éviter les courants d’air. Dans la tranchée inondée, il s’enroule à l’heure du sommeil dans sa couverture, bâille, s’étire, et disparaît paisiblement sous l’eau. Mourant de faim, et attablé devant un plat de haricots, il les mâche et les avale un à un. Partant pour le bonheur, les yeux dans les yeux de l’aimée, il disparaît dans un puits. Pour se reposer de la danse il s’assied, mais sur un cactus. Je n’en finirais pas. Car sa misère — il est misérable, Charlot, bohème, errant, songe-creux, gobe-lune et si paresseux qu’il est forcé de déployer, pour vivre, un effort incessant d’imagination et d’ingéniosité, et si candide que, pour qu’il aperçoive un poing qui le menace,