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Page:Faydit de Terssac - À travers l’Inde en automobile.djvu/24

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En Bengale

regardant ici, ou là, nous n’offenserons pas un « munja » le plus douloureux des spectres, l’âme inquiète d’un jeune Brahme mort avec des désirs inassouvis, qui réside dans le tronc séculaire des ficus sacrés le long des routes poudreuses, sur le bord des lacs de lotus où les fillettes viennent avec leurs cruches ventrues puiser l’eau pour le ménage. Peut-être en côtoyant une haie de cactus, en effleurant un buisson, avons-nous réveillé et irrité « Vétal », le roi des esprits, qui chemine en palanquin entouré d’une foule hurlante, vêtu de vert, les yeux glauques, les cheveux dressés sur la tête. Rien ne peut nous garantir contre un « Brahme purusha », l’esprit hargneux et tracassier d’un Brahme avare, mort avec l’idée fixe d’ajouter, s’il avait vécu, quelques roupies à son trésor ; il habite les ghats crématoires, les mansardes des maisons abandonnées, et gare à l’imprudent qui va troubler ses calculs. Philippe, lui, a sans doute passé sur un de ces petits paquets de feuilles de mangues et de bananes entremêlés de fleurs, enveloppés d’un chiffon, que les indigènes du Bengale jettent avec des prières au milieu des routes, croyant se défaire de leurs misères physiques et morales au détriment du premier voyageur dont le véhicule ou le pied malheureux heurte les maux dont ils se sont si aisément débarrassés. Philippe doit être ainsi le bouc émissaire d’un paralytique, car il s’arrête net, calé.

Le graissage au garage de Calcutta était à l’avenant du reste, nous avons grippé le moteur. Il fait nuit, une nuit sans lune. La ligne du chemin de fer et les poteaux télégraphiques s’alignent rigidement des deux côtés de la route déserte, mais nous avons beau scruter la campagne endormie, nous n’apercevons dans les environs ni une habitation, ni un humain. Dans le lointain, un disque rouge qui luit comme une prunelle de fauve géant et le bruit de roulage qui nous parvient indistinctement, amorti par la distance, sont les seuls indices d’une gare, d’un village, tout au moins d’une réunion de huttes. En déchiffrant la carte et grâce à quelques indications puisées dans le « Guide » de l’État-Major, nous découvrons que nous sommes près de Barrakpore, un cantonnement militaire assez important. Il s’agit d’y arriver, de trouver un gîte et de remiser Philippe, ne fût-ce que dans une étable à buffles. Nous allons à la découverte. Le disque, qui apparaît entre le feuillage sombre des arbres comme un phare intermittent, nous sert de guide. Après dix minutes de marche, nous trouvons une borne kilométrique et nous déchiffrons à la flamme d’une allumette : Barrakpore.

À côté s’ouvre une allée sablée que nous suivons ; elle mène à la grille basse d’un « bungalow » bleu et blanc adossé à de hautes cheminées d’usines. Une lumière vacille encore dans la