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À Travers l’Inde en Automobile

nomie et d’attitude. Sa figure mat, presque blanche, éclairée de deux yeux profonds et tendres, a une singulière mobilité d’expression. Il s’appelle Bougha, et s’est pris pour nous d’un attachement de chien couchant. En son joli langage imagé, il se considère comme le « coussin de nos pieds », « la voix de nos pensées » ; il vient à tout instant au guest-house nous voir ; il s’intéresse à nos moindres actions et s’amuse parfois à en préjuger les motifs. D’une indiscrétion terrible, il nous renseigne sur tous les événements intimes de sa famille, nous dit les querelles, les haines, les jalousies, les intrigues. Son âge lui donnant accès dans le harem, il complote avec l’un et décourage l’autre ; il a juré à un de ses cousins, qui va se marier, de lui faire apercevoir la fiancée qu’on lui destine, et s’emploie avec zèle à cette grande affaire. D’autre part, il m’a promis que je verrais sa sœur, la femme de Muna, et il passe de longues heures à décider le prince à m’accorder cette faveur. Tous les jours il m’apporte un rapport circonstancié de ses espérances et de ses doutes. La toilette que je porterai, s’il réussit dans ses instances, le préoccupe beaucoup, il a examiné mes robes et trouve cela très en dessous des vêtements de femmes qu’il connaît. Un gros soupir de regret gonfle sa petite poitrine, lorsque je déclare ne pas vouloir emporter au harem une garniture de sac de voyage en argent, qui l’enchante ; vraiment, je vais paraître trop simple, il dit : pauvre !

Le prince Muna, incapable de résister à ce tenace adversaire et subjugué par l’influence de son épouse, finit par céder, à condition que le Nabab, très sévère quant à la question de réclusion des princesses n’en saura rien. Bougha, triomphant, fou de joie, se précipite au palais pour m’annoncer la nouvelle, me faire mille recommandations, il m’abasourdit, et avant que je sois revenue de mon ahurissement, il a disparu. Je l’entends descendre les escaliers quatre à quatre, claquer la portière de sa voiture, il est parti, et mon imagination le suit, cherchant à faire surgir de l’inconnu la silhouette de ces mystérieuses « begums » qui n’ont jamais vu d’Européennes, et attendent impatiemment ma visite, cloîtrées derrière les grilles de marbre de leur harem.