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En Bengale

n’ayant pas été saignés par le fer. Le temps devenant sombre, nous nous réfugions dans une hutte assez spacieuse, dont la véranda de terre battue disparaît sous les nattes et les coussins étendus par les « boys » des princes. Lorsque nous sommes assis ou couchés suivant notre envie, on place devant chacun de nous, dans des bols d’argent, des mangues pelées coupées en quartiers, du « bouna », délicieux mélange de sucre et de riz sec, du bétel et des goyaves. Nous fumons en silence le lourd hooka d’or que très courtoisement l’on nous offre. Il pleut à torrents. L’indigène, dont nous avons envahi le domicile, s’est blotti avec ses enfants dans une cabane voisine où une vieille femme révoltante de saleté cuit la chasse des princes sur de la braise de cocotiers.

Un des familiers s’esquive au coup de midi, se coiffe d’un mouchoir à carreaux, enlève ses chaussures, monte sur une espèce de lit de repos, et, tourné vers le lac délicieux, tout blanc de lotus au bord duquel nous campons, commence de longues prières. Il embrasse la terre trois fois, se relève et les mains appuyées sur les genoux, récite d’une voix sourde et monotone les louanges d’Allah et de Mahomet ; puis, il joint les mains, les lève au ciel et se précipite sur le sol ; les princes l’observent en souriant. Pendant le déjeuner, quelques sarcasmes en Urdu sont mal accueillis par le confident dont les sourcils d’ébène dessinent une ligne nette au-dessus des yeux félins et faux.

Les princes nous invitent à manger avec eux, c’est-à-dire à tremper nos doigts dans le riz, les poulets, les poissons, les piments, les melons préparés au « currie » qu’on leur présente dans des écuelles de Japon ancien. L’on déballe aussi des poumons de vache que les chasseurs arrangent autour des harpons, pour aller, à la tombée du jour, lancer l’appât.

Cinq à six hommes se placent de chaque côté de la pièce d’eau, tenant une des extrémités de la corde au milieu de laquelle se balance le morceau de chair sanguinolente. Avec des précautions infinies ils avancent le long des bords feuillus, contournant les arbres pleureurs, dont les branches couvrent d’un manteau flexible l’eau tranquille.

À l’endroit où les rives du lac rétréci disparaissent sous une végétation folle, les noirs, au signal donné, laissent tomber l’énorme hameçon au milieu de la nappe verte, fixant à des pieux les deux bouts de la corde pour assurer l’immobilité de la proie. Quand le vorace « koumir » se précipitera dessus, on le halera enferré sur la berge pour l’abattre à coup de fusil. Mais il faut qu’il vienne. Les indigènes affirment que tous les jours, à cette heure-ci, son long corps écailleux glisse vers l’extrémité du lac ; il