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LIVRE v.

s’avisèrent de dire que c’était un homme mourant, parce que la mort le délivrait de tout et que tous les hommes, ensemble n’avaient plus aucun pouvoir sur lui. Quand mon rang fut venu, je n’eus pas de peine à répondre, parce que je n’avais pas oublié ce que Mentor m’avait dit souvent. Le plus libre de tous les hommes, répondis-je, est celui qui peut être libre dans l’esclavage même. En quelque pays et en quelque condition qu’on soit, on est très-libre, pourvu qu’on craigne les dieux et qu’on ne craigne qu’eux. En un mot, l’homme véritablement libre est celui qui, dégagé de toute crainte et de tout désir, n’est soumis qu’aux dieux et à sa raison. Les vieillards s’entre-regardèrent en souriant et furent surpris de voir que ma réponse fut précisément celle de Minos.

Ensuite on proposa la seconde question en ces termes : Quel est le plus malheureux de tous les hommes ? Chacun disait ce qui lui venait dans l’esprit. L’un disait : C’est un homme qui n’a ni biens, ni santé ni honneur. Un autre disait : C’est un homme qui n’a aucun ami. D’autres soutenaient que c’est un homme qui a des enfants ingrats et indignes de lui. Il vint un sage de l’île de Lesbos, qui dit : Le plus malheureux de tous les hommes est celui qui croit l’être ; car le malheur dépend moins des choses qu’on souffre que de l’impatience avec laquelle on augmente son malheur. À ces mots, toute l’assemblée se récria ; on applaudit et chacun crut que ce sage Lesbien remporterait le prix sur cette question. Mais on me demanda ma pensée, et je répondis, suivant les maximes de Mentor : Le plus malheureux de tous les hommes est un roi qui croit être heureux en rendant les autres hommes misérables : il est doublement malheureux par son aveuglement : ne connaissant pas son malheur, il ne peut s’en guérir ; il craint même de