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Page:Fenelon - Aventures de Telemaque suivies du recueil des fables, Didot, 1841.djvu/137

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télémaque.

main jusqu’au bord de l’abîme, pour vous en montrer toute la profondeur, sans vous y laisser tomber. Comprenez maintenant ce que vous n’auriez jamais compris si vous ne l’aviez éprouvé. On vous aurait parlé des trahisons de l’Amour, qui flatte pour perdre, et qui, sous une apparence de douceur, cache les plus affreuses amertumes. Il est venu, cet enfant plein de charmes, parmi les ris, les jeux et les grâces. Vous l’avez vu ; il a enlevé votre cœur, et vous avez pris plaisir à le lui laisser enlever. Vous cherchiez des prétextes pour ignorer la plaie de votre cœur : vous cherchiez à me tromper, et à vous flatter vous-même ; vous ne craigniez rien. Voyez le fruit de votre témérité : vous demandez maintenant la mort, et c’est l’unique espérance qui vous reste. La déesse troublée ressemble à une Furie infernale ; Eucharis brûle d’un feu plus cruel que toutes les douleurs de la mort ; toutes ces nymphes jalouses sont prêtes à s’entre-déchirer : et voilà ce que fait le traître Amour, qui paraît si doux ! Rappelez tout votre courage. À quel point les dieux vous aiment-ils, puisqu’ils vous ouvrent un si beau chemin pour fuir l’Amour, et pour revoir votre chère patrie ! Calypso elle-même est contrainte de vous chasser. Le vaisseau est tout prêt ; que tardons-nous à quitter cette île, où la vertu ne peut habiter ?

En disant ces paroles. Mentor le prit par la main, et l’entraînait vers le rivage. Télémaque suivait à peine, regardant toujours derrière lui. Il considérait Eucharis, qui s’éloignait de lui. Ne pouvant voir son visage, il regardait ses beaux cheveux noués, ses habits flottants, et sa noble démarche. Il aurait voulu pouvoir baiser les traces de ses pas. Lors même qu’il la perdit de vue, il prêtait encore l’oreille, s’imaginant entendre sa voix. Quoique absente, il la voyait : elle était peinte et comme vivante de-