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LIVRE vi.

vant ses yeux : il croyait même parler à elle, ne sachant plus où il était, et ne pouvant écouter Mentor.

Enfin, revenant à lui comme d’un profond sommeil, il dit à Mentor : Je suis résolu de vous suivre ; mais je n’ai pas encore dit adieu à Eucharis. J’aimerais mieux mourir que de l’abandonner ainsi avec ingratitude. Attendez que je la revoie encore une dernière fois pour lui faire un éternel adieu. Au moins souffrez que je lui dise : Ô nymphe, les dieux cruels, les dieux jaloux de mon bonheur me contraignent de partir ; mais ils m’empêcheront plutôt de vivre, que de me souvenir à jamais de vous. Ô mon père ! ou laissez-moi cette dernière consolation, qui est si juste, ou arrachez-moi la vie dans ce moment. Non, je ne veux ni demeurer dans cette île, ni m’abandonner à l’amour. L’amour n’est point dans mon cœur ; je ne sens que de l’amitié et de la reconnaissance pour Eucharis. Il me suffit de le lui dire encore une fois, et je pars avec vous sans retardement.

Que j’ai pitié de vous ! répondait Mentor : votre passion est si furieuse que vous ne la sentez pas. Vous croyez être tranquille, et vous demandez la mort ! Vous osez dire que vous n’êtes point vaincu par l’amour, et vous ne pouvez vous arracher à la nymphe que vous aimez ! Vous ne voyez, vous n’entendez qu’elle ; vous êtes aveugle et sourd à tout le reste. Un homme que la fièvre rend frénétique dit : Je ne suis point malade. Ô aveugle Télémaque ! vous étiez prêt à renoncer à Pénélope qui vous attend, à Ulysse, que vous verrez, à Ithaque où vous devez régner, à la gloire et à la haute destinée que les dieux vous ont promise par tant de merveilles qu’ils ont faites en votre faveur : vous renonciez à tous ces biens pour vivre déshonoré auprès d’Eucharis ! Direz-vous encore que l’amour