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Page:Fenelon - Aventures de Telemaque suivies du recueil des fables, Didot, 1841.djvu/288

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LIVRE xii.

c’était un supplice qui m’était envoyé par les justes dieux.

Ulysse, qui m’avait engagé dans cette guerre, fut le premier à m’abandonner. J’ai reconnu, depuis, qu’il l’avait fait parce qu’il préférait l’intérêt commun de la Grèce, et la victoire, à toutes les raisons d’amitié ou de bienséance particulière. On ne pouvait plus sacrifier dans le camp, tant l’horreur de ma plaie, son infection, et la violence de mes cris troublaient toute l’armée. Mais au moment où je me vis abandonné de tous les Grecs par le conseil d’Ulysse, cette politique me parut pleine de la plus horrible inhumanité et de la plus noire trahison. Hélas ! j’étais aveugle, et je ne voyais pas qu’il était juste que les plus sages hommes fussent contre moi, de même que les dieux que j’avais irrités.

Je demeurai, presque pendant tout le siège de Troie, seul sans secours, sans espérance, sans soulagement, livré à d’horribles douleurs, dans cette île déserte et sauvage, où je n’entendais que le bruit des vagues de la mer qui se brisaient contre les rochers. Je trouvai, au milieu de cette solitude, une caverne vide dans un rocher qui élevait vers le ciel deux pointes semblables à deux têtes : de ce rocher sortait une fontaine claire. Cette caverne était la retraite des bêtes farouches, à la fureur desquelles j’étais exposé nuit et jour. J’amassai quelques feuilles pour me coucher. Il ne me restait, pour tout bien, qu’un pot de bois grossièrement travaillé, et quelques habits déchirés, dont j’enveloppais ma plaie pour arrêter le sang, et dont je me servais aussi pour la nettoyer. Là, abandonné des hommes, et livré à la colère des dieux, je passais mon temps à percer de mes flèches les colombes et les autres oiseaux qui volaient autour de ce rocher. Quand j’avais tué quelque oiseau pour ma nourriture, il fallait que je me traînasse con-