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LIVRE xiv.

gémir au pied du superbe tombeau où l’on a mis mes cendres : mais personne ne me regrette ; ma mémoire est en horreur, même dans ma famille ; et, ici-bas, je souffre déjà d’horribles traitements.

Télémaque, touché de ce spectacle, lui dit : Étiez-vous véritablement heureux pendant votre règne ? sentiez-vous cette douce paix sans laquelle le cœur demeure toujours serré et flétri au milieu des délices ? Non, répondit le Babylonien ; je ne sais même ce que vous voulez dire. Les sages vantent cette paix comme l’unique bien : pour moi, je ne l’ai jamais sentie ; mon cœur était sans cesse agité de désirs nouveaux, de crainte et d’espérance. Je tâchais de m’étourdir moi-même par l’ébranlement de mes passions ; j’avais soin d’entretenir cette ivresse pour la rendre continuelle : le moindre intervalle de raison tranquille m’eût été trop amer. Voilà la paix dont j’ai joui ; toute autre me paraît une fable et un songe : voilà les biens que je regrette.

En parlant ainsi, le Babylonien pleurait comme un homme lâche qui a été amolli par les prospérités, et qui n’est point accoutumé à supporter constamment un malheur. Il avait auprès de lui quelques esclaves qu’on avait fait mourir pour honorer ses funérailles : Mercure les avait livrés à Charon avec leur roi, et leur avait donné une puissance absolue sur ce roi qu’ils avaient servi sur la terre. Ces ombres d’esclaves ne craignaient plus l’ombre de Nabopharsan ; elles la tenaient enchaînée, et lui faisaient les plus cruelles indignités. L’un lui disait : N’étions-nous pas hommes aussi bien que toi ? comment étais-tu assez insensé pour te croire un dieu ? et ne fallait-il pas te souvenir que tu étais de la race des autres hommes ? Un autre, pour lui insulter, disait : Tu avais raison de ne