Page:Fenelon - Aventures de Telemaque suivies du recueil des fables, Didot, 1841.djvu/445

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
428
TÉLÉMAQUE.

Celui auquel il s’était adressé par hasard n’était pas Phéacien : c’était un étranger inconnu, qui avait un air majestueux, mais triste et abattu ; il paraissait rêveur, et à peine écouta-t-il d’abord la question de Télémaque ; mais enfin il lui répondit : Ulysse, vous ne vous trompez pas, a été reçu chez le roi Alcinoüs, comme en un lieu où l’on craint Jupiter, et où l’on exerce l’hospitalité ; mais il n’y est plus, et vous l’y chercheriez inutilement : il est parti pour revoir Ithaque, si les dieux apaisés souffrent enfin qu’il puisse jamais saluer ses dieux pénates.

À peine cet étranger eut prononcé tristement ces paroles, qu’il se jeta dans un petit bois épais sur le haut d’un rocher, d’où il regardait tristement la mer, fuyant les hommes qu’il voyait, et paraissant affligé de ne pouvoir partir. Télémaque le regardait fixement ; plus il le regardait, plus il était ému et étonné. Cet inconnu, disait-il à Mentor, m’a répondu comme un homme qui écoute à peine ce qu’on lui dit, et qui est plein d’amertume. Je plains les malheureux depuis que je le suis ; et je sens que mon cœur s’intéresse pour cet homme, sans savoir pourquoi. Il m’a assez mal reçu ; à peine a-t-il daigné m’écouter et me répondre : je ne puis cesser néanmoins de souhaiter la fin de ses maux.

Mentor, souriant, répondit : Voilà à quoi servent les malheurs de la vie ; ils rendent les princes modérés, sensibles aux peines des autres. Quand ils n’ont jamais goûté que le doux poison des prospérités, ils se croient des dieux ; ils veulent que les montagnes s’aplanissent pour les contenter ; ils comptent pour rien les hommes ; ils veulent se jouer de la nature entière. Quand ils entendent parler de souffrance, ils ne savent ce que c’est ; c’est un songe pour eux ; ils n’ont jamais vu la distance du bien et du mal.