Page:Feron - Le manchot de Frontenac, 1926.djvu/17

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— Mais je suis encore jeune, j’ai du temps.

— C’est quand on est jeune qu’on trouve mieux à son goût.

— Mais aussi faut-il connaître notre futur… et je ne connais pas le moindrement le jeune sieur Baralier.

— Je te garantis que c’est le meilleur garçon de la ville.

— Je vous crois, se mit à rire la jeune fille. Mais il faudra bien que je sache si je pourrai l’aimer.

— Bah ! je t’assure que c’est pas bien nécessaire d’aimer. Ça vient d’ordinaire avec le mariage. Vois-tu, je n’aimais pas ta mère, quand je l’ai mariée, et tu sais si on a fait un bon ménage. Pauvre femme ! c’est ce pays qui l’a tuée.

— Pauvre mère !… soupira la jeune fille dont les yeux s’humectèrent rapidement en évoquant le souvenir d’une femme qui l’avait bien aimée.

— Vois-tu encore, Hermine, je ne l’avais vue qu’une fois avant de me marier. C’est mon père qui m’avait découvert cette jeune fille. Il est vrai que je l’avais de suite trouvée de mon goût. Eh bien ! je peux te garantir encore que tu trouveras le jeune Baralier de ton goût. C’est un beau garçon, bon et brave. Tu le trouveras peut-être un peu hautain, précieux, astiqué… Mais songe qu’il va devenir un homme de loi, c’est à considérer.

La jeune fille hocha la tête et dit :

— S’il vient me voir, mon père, je tâcherai de le trouver de mon goût.

— Oh ! il va venir, Hermine, il va venir, il l’a promis.

Et maître Turcot, s’étant levé et dirigé de nouveau vers la porte, sortit.

— Bonsoir, Hermine ! dit-il en refermant la porte sur lui.

La jeune fille alla tirer les verrous.

Dehors, la voix du suisse demanda :

— Vas-tu te coucher bientôt, Hermine ?

— Oui, bientôt.

— C’est bon. On va pouvoir dormir tranquille, car les Anglais n’ont pas l’air de vouloir nous cannonner toute la nuit.

Maître Turcot, cette fois, s’en alla. Hermine, derrière la porte, écouta le bruit de ses pas qui s’éloignaient vers le fond de l’impasse. Puis les pas se firent entendre sourdement à l’arrière du logis, puis encore le bruit d’une porte ouverte et refermée rudement parvint aux oreilles d’Hermine.

Souriante, elle se tourna vers le canapé. et elle aperçut Cassoulet qui, debout, la regardait avec extase.

— Mademoiselle, dit-il, vous possédez un sang-froid admirable.

— Vous allez bien dire que je suis une effrontée menteuse ?

— Non… ce n’est pas mentir que de dire un pieux mensonge !

— Vous avez compris que j’avais le devoir de protéger votre vie et de sauvegarder ma réputation ?

— J’ai compris surtout que vous vouliez ménager votre réputation, vous avez bien fait.

— Et vous avez entendu tout ce qu’a dit mon père au sujet de ce monsieur… Ah ! si j’avais pu l’empêcher de parler !

— Ah ! mademoiselle, je suis bien content d’avoir entendu Maître Turcot, et je commence à penser que c’est le bon Dieu qui m’a conduit chez vous ce soir.

— Vous pensez que c’est le bon Dieu ? fit Hermine surprise.

— Oui… votre père n’a-t-il pas parlé de ce jeune sieur Baralier ?

— Vous le connaissez ? fit la jeune fille rougissante.

— Mademoiselle, je n’aime pas médire de mon prochain, mais il est des fois nécessaire de dire certaines vérités pour empêcher un malheur. Eh bien ! je vais vous le dire carrément, vous êtes trop bonne pour être la femme de ce Baralier. Ah ! votre père ne le connaît certainement pas.

— C’est donc un mauvais garnement ?

— Ah ! mademoiselle, défiez-vous, je ne vous dis que ça !

— J’en veux savoir davantage, monsieur Cassoulet.

— Eh bien ! c’est un terrible gourgandin !

— Oh ! oh !

— Quand il revient de France pour passer ses vacances dans sa famille, il ne fait que courir les cabarets et les estaminets. On assure qu’il est en train de ruiner son père.

— Je me défierai, monsieur Cassoulet, je vous le promets.

— Et je veux vous dire encore, mademoiselle, que si quelque danger vous menaçait…

Il se tut tout à coup et tressaillit. Hermine elle-même, si tranquille d’ordinaire, sursauta. Non loin de l’impasse, un long éclat de rire… mais un rire aviné, venait de retentir dans la nuit tranquille. Puis un chœur de rires, comme si plusieurs person-