Page:Feron - Le manchot de Frontenac, 1926.djvu/42

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
40
LE MANCHOT DE FRONTENAC

marché, et il aurait bien dû dire à Maître Turcot :

« Je ne suis pas le gardien de votre fille et ne saurais l’être… allez au diable ! »

Cassoulet enrageait de se dire que l’évêque n’eût pas pensé et agi comme il aurait pensé et agi, lui. Aussi, chemin faisant, sa colère et sa rancune contre Monseigneur grandissaient-elles, à ce point qu’il s’arrêta tout à coup, au moment où il allait atteindre le Château, se tourna vers le Palais Épiscopal, fit un geste brutal et s’écria :

— Oh ! j’irai, s’il faut, chercher Hermine avec mes gardes ! Gare à vous, Monseigneur !

Et dans sa colère, Cassoulet allait peut-être courir donner l’alerte à ses gardes, quand il se ravisa en pensant ceci :

— Diable ! ce serait peut-être envenimer les choses entre Monseigneur l’évêque et son Excellence… Non, je n’irai pas de suite. Je penserai à la chose avant… cette nuit. Et qui sait ? peut-être trouverai-je un autre moyen de délivrer Hermine…

Il pénétra dans le château, inquiet, soucieux, mais l’esprit et le cœur pleins du souvenir de la belle Hermine, monta à sa mansarde pour réfléchir dans le silence et la solitude.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tandis que Cassoulet rêvait, méditait, projetait, il était loin de se douter que ses deux pires ennemis tramaient sa mort, et voilà comment.

Vers les cinq heures de ce jour, c’est-à-dire lorsque Cassoulet avait, sans le savoir presque, passé aux abords de l’épicerie de Maître Baralier, ce dernier venait d’apprendre la terrible mésaventure de son ami Maître Turcot.

Cette nouvelle lui avait fait oublier son fils qui, d’ailleurs, n’était pas en danger de mort, comme l’avait déclaré le médecin qui avait été appelé. Seulement, l’homme de l’art avait ajouté que le jeune homme en pourrait faire une longue maladie, attendu qu’il avait reçu un fort mauvais coup dans l’estomac. Tout en étant tranquillisé de ce côté, Maître Baralier n’en projetait pas moins de terribles représailles contre Cassoulet ; et dès qu’il eut appris comment Maître Turcot avait été traité par le même Cassoulet, il jura, avec le concours du suisse, la mort du lieutenant des gardes.

Un peu après six heures, quand sa boutique eut été close, Maître Baralier courut chez le chirurgien où, pensait-il, se trouvait encore Maître Turcot. Mais le chirurgien lui dit que le suisse venait précisément de quitter sa maison pour retourner à son domicile.

L’épicier prit de suite le chemin de l’impasse de la Cathédrale.

Il trouva Maître Turcot dans le logis de sa fille, attablé devant un poulet froid et une carafe de vin.

— À la bonne heure, Maître Baralier, sourit largement le suisse, vous m’aiderez à manger ce poulet et à boire cette carafe.

— Ah ! mon cher ami, s’écria l’épicier, je ne vous refuserai pas, attendu que j’ai appris votre accident et qu’il importe de festoyer un peu la bonne chance que vous avez eue de n’en pas mourir.

Maître Turcot esquissa une grimace de douleur en portant sa main à sa gorge entourée d’une bande d’étoffe rouge, et une grimace de haine en pensant à Cassoulet.

— Voyez, dit-il en montrant sa gorge, c’est comme si un tigre me l’eût prise de ses griffes ! Ah ! quelles griffes… quelles griffes…

— Mais comment cela s’est-il passé au juste ? interrogea Maître Baralier en s’attablant en face de son ami.

— Demandez-le-moi ! Est-ce que je sais ? Ah ! fouillez-moi le sang, si j’y comprends seulement deux virgules ! Tenez ! ça peut encore se comprendre comme ça : c’est la maudite main artificielle du manchot, du maudit manchot, du damné manchot, du… c’est le mécanisme qui a fait défaut !

— Le mécanisme ? fit Baralier avec étonnement.

— Oui. le mécanisme, le maudit mécanisme, le damné mécanisme, le… Ah ! parlez-moi d’un mécanisme ! Il a fallu le forgeron et le serrurier, sans eux j’étais pistolet tout plein !

— Et Cassoulet ?

— Ah ! le brigand… Tenez, Maître Baralier, goûtez à ce vin, ça vous remettra le sang en marche ! Oh ! le bandit… le diablotin… Oh ! je lui ferai son affaire, il n’a pas le dernier mot ! Non, pas le dernier mot, pour ça il faut connaître Maître Turcot !

— Et vous n’êtes pas le seul à vouloir lui faire son affaire… regardez-moi, Maître Turcot !

— Ah ! au fait, votre fils… et vous ne m’en dites rien ? Je l’avais un peu oublié.