dis que d’effrayants sanglots grondaient dans sa poitrine.
Mais pourquoi, par quel prodige pleurait et sanglotait ainsi Maître Turcot, ce colosse qui ne semblait animé d’aucun sentiment humain ? Ce géant dont la charpente était habitée par toutes les passions, dont le cœur était plus fait pour couver la rancune et la haine que l’amitié et l’amour ? Oui, pourquoi pleurait cet homme qui ne songeait qu’à accumuler de l’argent par des commerces illicites, lui qui ne vivait que pour faire montre de dignité sous son bicorne galonné d’or, sous son rouge manteau, dans sa culotte de soie, ses bas violents et ses souliers d’argent ? Pourquoi sanglotait cet homme qui ne vivait que pour la vanité de s’attirer le respect des fidèles à l’église, et les regards d’admiration des gamins et des badauds de la cité assistant aux offices divins ? Car ces gamins et ces badauds ne regardaient ni l’évêque dans ses chasubles d’or, ni le clergé en grands surplis de dentelle, ni les enfants de chœur en robes rouges, ni l’autel illuminé et fleuri, ni les images saintes aux coloris puissants, ni les statues de bronze dans les niches éclatantes de lumière, ni les vitraux aux couleurs multicolores… Non rien de tout cela n’attirait leurs regards, ou ne retenait leur attention ; ils ne voyaient et n’admiraient que le superbe suisse qui, la hallebarde à la main droite, la main gauche à la poignée de l’épée de parade, se tenait à l’arrière du temple, debout, impassible, grave et d’une dignité qui les impressionnait.
Oh ! Maître Turcot ne manquait pas ces regards naïfs et admirateurs, et il se haussait, ses prunelles éclataient de triomphe, tout son être tressaillait d’orgueil inouï ! Alors il jouissait… Il n’était au monde, à ces moments, nulle joie pareille à la sienne ! Il n’était nul bonheur comparable au sien ! Quoi n’était-il pas le mortel le plus important et le plus imposant ? Assurément. Les fidèles devant lui s’effaçaient, les hommes le saluaient, les femmes faisaient une gracieuse révérence, tout comme s’il eût été Monseigneur l’évêque. Avant et après les offices il commandait à la foule qui lui obéissait sans une récrimination, sans un murmure. Il était un maître, une autorité, presque une divinité !… Il en était venu à penser et à se persuader peut-être que sans sa présence le temple saint fût demeuré désert, que la religion se fût éteinte ! Il croyait que les fidèles accouraient à l’église pour le voir, lui, Maître Turcot ! Ah ! comme il se délectait de ce savoureux orgueil ! Pauvre Maître Turcot ! il était de ce nombre trop énorme de ces naïfs qui pensent, parce qu’ils ont de beaux habits ou parce que leur taille a quelque élégance ou parce que, encore, leur visage est moins laid que d’autres visages, oui, pauvres idiots, qui s’imaginent que tous les regards se portent vers eux, que tous les esprits les louangent en silence et qu’ils sont devenus un sujet d’admiration universel, lorsque, pauvres insensés, ils ne sont qu’un objet de curiosité ridicule ou de mépris ! Ah ! pauvre Maître Turcot ! il en était, comme tant d’autres, arrivé à se dire et à croire que le monde ne se courbe que devant les qualités ou mieux les apparences extérieures, et à ne pas se douter que ce qui compte réellement et sûrement, que ce qui éblouit sans fracas ce sont ou les qualités morales ou les qualités intellectuelles ! Mais n’importe ! il était heureux dans son genre… dans son genre insensé ! La vie était devenue pour lui un rêve enchanteur, elle était un paradis ! Si le passé parfois avait été dur de traverse, il l’oubliait ou tâchait de l’oublier. Mais certainement le présent était délicieux ! Quant à l’avenir… allons donc ! à quoi bon y penser ! Cet avenir n’était-il pas un prolongement du présent ! Quelle inquiétude pouvait lui causer cet avenir ? Aucune ! Il était suisse de Monseigneur à perpétuité ! Il était ou passait pour honorable ! Et puis, chose non à dédaigner, jamais le pain ne lui manquait, et c’était réjouissant lorsqu’il voyait tant de miséreux grouiller autour de lui, tant de mendiants qui sous leurs haillons sordides grelottaient au coin des rues, à la porte des temples, aux abords des palais ! Et par-dessus le marché… ah ! n’était-il pas un privilégié ce Maître Turcot ?… oui, par-dessus le marché il avait une fille bonne et belle comme un ange… une fille qu’un jour un seigneur puissant ne dédaignerait pas d’épouser, ou qu’épouserait tout au moins un homme d’instruction susceptible de devenir un personnage ! Ah ! Maître Turcot le croyait, sa fille était destinée par le nom de son père à toucher aux plus grands honneurs, à la gloire !
Maître Turcot se vit dans toute cette splendeur, il évoqua les rêves les plus fous, les plus audacieux, les plus irréalisables ! Il eut même la folle vision de voir sa personne sise sur un socle dominant la foule admirative de l’univers ! Le soleil rayonnait moins que lui ! L’atmosphère s’emplissait de son ombre ! Le monde ne vivait que parce qu’il vivait, lui ! Mais, hélas ! Maître Turcot avait eu l’impru-