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LE MANCHOT DE FRONTENAC

Il réveilla sa femme et ses enfants. Il alla réveiller deux ou trois voisins. Il narra la vision étrange qu’il avait eue. On alla rôder autour de la maison de l’épicier et on écouta. La maison était silencieuse et sombre.

Un bourgeois se décida d’aller frapper à la porte.

— Maître Baralier ! Maître Baralier ! appela-t-il.

Silence et nuit à l’intérieur.

Alors l’un de ces hommes cria :

— Maître Turcot a assassiné Maître Baralier, sa femme et son fils !

Il n’en fallut pas davantage.

La nouvelle se répandit par la ville en clameur. Et en moins de vingt minutes une foule, armée de flambeaux, traversait la Place de la Cathédrale et gagnait l’impasse pour se rendre au logis du suisse. Mais cette foule s’arrêta frémissante, en découvrant sur le perron de pierre de la cathédrale une forme humaine inanimée… et cette forme, c’était la fille de Maître Turcot.

La mère Benoit était aux premiers rangs, et elle enleva la jeune fille dans ses bras.

Un silence se fit…

Était-elle morte ? Non ! La jeune fille ouvrit des yeux hagards qui, à la lueur des torches résineuses, papillotèrent.

Au loin partaient ces cris :

— Mort à Turcot !

La foule grossissait de moment en moment.

— Sauvez Cassoulet ! murmura Hermine en montrant la porte du temple.

On s’entre-regarda avec surprise.

Le nom de Cassoulet circula de bouche en bouche.

La mère Benoît interrogea la fille, mais elle n’en put rien tirer.

Un bourgeois étendit son manteau sur le sol et dit :

— Mère Benoît, couchez mademoiselle sur mon manteau vous voyez bien qu’elle est mal !

Aidée par une autre femme, la mère Benoît, qui pleurait, étendit Hermine sur le manteau. Puis on se mit à frictionner ses mains glacées.

— Sauvez Cassoulet ! Sauvez Cassoulet ! répétait la jeune fille comme en rêve.

Les clameurs s’élevèrent de nouveau. Le même cri monta dans la nuit :

— Mort à Turcot !

Puis des voix furieuses jetaient :

— Il a assassiné Baralier !

— Il a tué sa femme et son fils !

La maréchaussée arriva sur la place. Prévost la commandait.

On lui dit le drame de la maison de Baralier.

Mais où était Maître Turcot ?

On savait seulement que sa fille avait montré la porte du temple en disant :

— Sauvez Cassoulet !

Est-ce que Maître Turcot était derrière cette porte ?

Déjà des haches se levaient contre la porte verrouillée à l’intérieur.

Mais déjà aussi survenait le comte de Frontenac à la tête des gardes et d’un bataillon d’infanterie.

Des haches heurtaient le bois de la porte.

— Arrêtez ! cria Frontenac, je vous défends de commettre ce sacrilège !

— Mais il y peut-être là, dit Prévost, un assassin et une victime !

— Qu’on aille chercher Monseigneur, répliqua le comte. Lui seul peut donner l’autorisation d’enfoncer la porte du saint lieu !

Deux gardes s’élancèrent vers l’évêché.

Frontenac voulut alors interroger Hermine à laquelle des femmes donnaient leurs soins.

La jeune fille, assise maintenant sur le manteau prêté par le bourgeois, reprenait rapidement ses sens. Elle expliqua au gouverneur qu’elle avait vu le cadavre de Cassoulet sur les dalles du temple.

— Mais par quel hasard mon lieutenant des gardes s’est-il trouvé dans la cathédrale à cette heure de la nuit ? interrogea Frontenac tout ahuri.

Pour ne pas porter une accusation contre son père, la jeune fille expliqua encore qu’elle avait vu le lieutenant des gardes pénétrer, pour elle ne savait quels motifs, dans l’église vers les dix heures.

Frontenac la pressa de questions. Mais la jeune fille ne voulut rien dire de plus.

Sur la place les clameurs semblaient devenir plus furieuses. La foule hurlait de plus belle :

— Mort à Turcot !

Le gouverneur demanda encore à Hermine :

— Entendez-vous ces menaces de mort contre votre père ? Est-il possible qu’il ait commis quelque acte monstrueux ?

— Non ! non !… cria Hermine en se dres-