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LA RELIGION

un autre ; il perd le côté mécanique qui n’est qu’une affaire d’exercice, mais il conserve encore le talent, la disposition naturelle. Il y a d’ailleurs dans tous les hommes qui se distinguent par quoi que ce soit un penchant dominant auquel se soumettent et se subordonnent tous les autres ; aussi dans les circonstances normales, et ce sont les seules que nous ayons à considérer, tout penchant est satisfait dans la mesure qu’il désire et qu’il mérite. Michel-Ange faisait des vers ; il contentait ainsi son goût pour la poésie tout en se livrant à d’autres arts ; mais il ne considérait son talent poétique que comme chose accessoire, parce que son penchant pour la poésie n’était pas son penchant principal. De même que, d’après ses propres paroles, il avait sa femme dans sa peinture, ses enfants dans ses œuvres, de même il avait sa poésie non dans son écritoire, mais dans son marteau et ses ciseaux. Si un rationaliste chrétien voulait faire entendre à un Michel-Ange qu’il a droit d’espérer une autre vie parce qu’il n’a pu donner ici-bas un développement complet à son talent poétique, celui-ci lui jetterait à la tête ses poésies comme une bagatelle et le prierait de l’épargner avec son immortalité. Je désire l’immortalité, lui dirait-il, comme récompense de ce que j’ai produit à la sueur de mon front et en dépit de mes ennemis et des envieux, mais non pour ce que j’aurais peut-être pu produire. Dante a déjà produit en poésie ce qu’il y a de plus parfait ; il m’a enlevé l’immortalité poétique ; mais en peinture il n’y avait point de Dante, c’est moi qui le suis. Ce que je suis, je veux l’être encore, c’est la révélation complète de mon être, la seule garantie pour moi d’une gloire immortelle : Ne sutor ultra crepidam. Remarque