Page:Feuerbach - Qu'est-ce que la religion ?,1850.pdf/120

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
108
QU’EST-CE QUE LA RELIGION

comme Cicéron l’exprime (liv. I De la nature des Dieux) : Homini homine nihil pulchrius, pour l’homme il n’y a rien de plus beau que l’homme. Il ne faut point, du reste, reprocher à l’homme cette joie comme un égoïsme mesquin et étroit : il possède en même temps la faculté de trouver belles aussi les autres créatures qui n’appartiennent point au genre humain : il admire le beau dans les contours, les formes, les couleurs du règne minéral, végétal et animal, le beau partout dans l’immense nature de l’univers. Il s’ensuit de là que la figure humaine est réellement la plus parfaite de toutes, et l’homme est incapable d’imaginer une forme encore plus riche plus sublime, plus tendre, plus forte, bref plus parfaite que la forme humaine. Entendons-nous cependant sur ce que je viens d’avancer. On me demandera peut-être : Êtes-vous assez aveuglé par votre système dialectique pour méconnaître les innombrables bornes, les limites dans lesquelles l’homme est renfermé ?

Voici la réponse que j’aurai à faire : ces limites, ces bornes qu’on oppose à la raison de l’homme, à l’essence humaine en général, sont le résultat d’une illusion, d’une erreur, en ce sens que l’homme individuel n’est que trop enclin à appliquer les bornes où se trouve renfermée son individualité, à toute l’humanité. Il tombe dans cette étrange erreur, aussitôt qu’il identifie sa personne isolée, assez mesquine sans doute, avec la grande totalité humaine, avec le genre humain. Un individu humain qui sent douloureusement le peu de valeur qu’il possède, s’efforce à se débarrasser de cette situation plus ou moins gênante il s’en console en imputant ses faiblesses individuelles à l’être humain en général, à la nature humaine : ce qui imprime à un être son caractère spécial, cela est précisément son talent, sa richesse, son ornement et si les végétaux étaient doués de sens optique, de goût esthétique et de jugement, ils vanteraient chacun sa fleur comme la plus belle de toutes.

Le contraire serait un non-sens, serait contre la nature, car quel être pourrait percevoir sa richesse comme pauvreté, son talent comme impuissance, bref son existence comme non-existence ? Dans l’exemple cité, l’intelligence, la faculté critique et esthétique d’un végétal serait évidemment en harmonie complète avec la force productrice de ce végétal, ou avec son essence spéciale. La mesure de l’être existant est égale celle de l’intelligence ; un être borné n’aura qu’une force perceptive bornée, qu’une intelligence bornée.