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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

Au Romain de l’antiquité, par exemple, on ne pourrait ôter sa qualité de romanisme ; le Grec du paganisme ne saurait être dépouillé de l’hellénisme, sans cesser d’exister ; les divinités de la nationalité hellénique comme celles de la nationalité romaine étaient en effet des êtres grecs et romains, ou plutôt les incarnations des forces, des talents, des passions qui constituaient l’une et l’autre. De là la foi que ces populations ajoutaient pendant si longtemps à leur mythologie ; comment auraient-elles pu douter de l’existence de ces dieux et déesses, de ces héros et daimones, qui, au fond, n’étaient que l’être romain, l’être hellénique dans ses formes et manifestations si multiples et nombreuses ? Ces anciens païens auraient dû douter d’eux-mêmes pour douter des idoles et des mythes.

Plus tard, il est vrai, la réflexion abstraite se lève, elle observe, elle tourne et retourne son objet, elle le dissèque, elle le décompose chimiquement, et elle arrive cette fameuse thèse, qui établit une différence entre le sujet, l’existence d’un côté, et l’attribut, l’essence de l’autre ; mais cette thèse est fausse. L’identité du sujet et de l’attribut résulte de l’histoire du développement des religions, qui coïncide avec l’histoire des civilisations. Ainsi, l’homme sauvage, dit de la nature n’adore que des dieux de la nature ; plus tard, l’homme, en se construisant des maisons, renferme son idole dans un temple. L’architecture s’en trouve peut-être plus honorée que le dieu : les temples divins, il me semble, prouvent qu’un peuple a déjà une juste idée de la haute valeur de la maison humaine. L’homme, s’émancipant peu à peu de la brutalité primitive, établit des distinctions entre ce qui est convenable son Dieu, et ce qui ne l’est point, en même temps qu’il en établit entre ce qui convient à l’homme et ce qui ne lui convient point : voilà Dieu devenu l’idée collective de la dignité suprême, de la majesté, de la générosité ; le sentiment religieux devenu le sentiment de la morale. Ce ne furent que les artistes de la Grèce civilisée qui trouvèrent en eux assez d’intelligence et de goût esthétique pour incarner dans les belles idoles des anciennes divinités nationales et locales la tranquillité de l’âme courageuse, l’énergie du cœur généreux, la grandeur de la majesté souveraine, le sourire de la gaîté sans peur et sans remords. Toutes ces qualités essentiellement humaines n’étaient, aux yeux de l’artiste, des attributs divins que parce qu’elles lui paraissaient elles-mêmes des divinités, en elles-