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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

qualité si peu exclusivement divine et si peu dirigée par l’amour, que le Démon lui-même y participe jusqu’à un certain point. Si vous appelez l’amour lumière, vous appellerez la toute-puissance ténèbres ; derrière l’attribut si attrayant dont vous venez de décorer la divinité, il y a en ce cas toujours un autre être, une puissance dépourvue d’amour, un monstre diabolique qui se repaît du sang et des douleurs de l’homme ; ce terrible fantôme, quand il prend réalité historique, s’appelle fanatisme religieux ; il n’y a pas loin de là à Satan…

Les anciens héros du mysticisme chrétien ne s’y trompaient point; ils chantèrent avec une voix touchante et solennelle le triomphe que l’Amour remporte de Dieu, Amor triumphat de Deo, dit saint Bernard, lui qui à coup sûr vaut plus que toute une longue série de théologiens orthodoxes, piétistes et rationalistes des temps modernes ; je ne m’occuperai donc point des auteurs de cette catégorie ils ne sont pas à la hauteur d’une discussion sérieuse.

L’Amour divin qui, d’après le dogme de l’Incarnation, avait poussé Dieu à mourir sur la croix, était réellement du dévouement, tel que nous autres mortels l’éprouvons quand nous nous sacrifions pour le bonheur d’autrui et Mélanchthon dit avec raison : « Dieu compte les gouttes de nos larmes ; comme Dieu le Fils il se sent réellement affligé par nos douleurs. » (Declamat. 3, 286, 450.) À ceci on a objecté : Dieu est impassible sans être incompassible ; c’est une objection qui fait pitié à tout penseur, car la compassion n’implique-t-elle pas aussi une passion douloureuse, une souffrance ? Ainsi, je dis : le véritable texte de l’Incarnation c’est l’amour, abstraction faite de toute modification ; l’amour, sans y introduire une distinction sophistique entre l’amour divin et l’amour humain. Dieu en s’incarnant ne nous a sauvés que par l’amour, c’est donc bien l’amour qui est le Sauveur, et point Dieu. Dieu s’est sacrifié, dit le dogme, par amour ; il en résulte la nécessité de sacrifier, à son tour, Dieu à l’amour ; sans cela nous sacrifierions l’amour a Dieu, nous rétablirions donc de nouveau Dieu le Père, la première Personne, ou le démon du fanatisme religieux.

Maintenant, après avoir dévoilé le mensonge qui se cache sous la formule dogmatique, nous avons réduit celle-ci à sa véritable expression, nous l’avons traduite en une vérité qui, loin d’être la propriété exclusive du christianisme, appartient à la religion en