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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

suprême subit, l’Être sans péché, l’Être pur par excellence, est sans contredit ce qu’il y a de plus dramatique, de plus tragique pour le cœur, pour l’âme de l’homme. Cette immense histoire de la Passion du Christ, qui fait vibrer le cœur humain dans toutes ses fibres, n’est cependant point autre chose que l’histoire du cœur lui-même ; elle n’est point une invention poétique ou, si tous voulez, un raisonnement, elle ne saurait nier son origine, elle est née du cœur.

Le cœur invente d’une autre manière que la réflexion : il est passif ; ce qui naît en lui doit lui paraître comme une nécessité extérieure, comme une puissance irrésistible, comme un fait donné ; par conséquent se trouve-t-il par sa propre énergie poussé au sacrifice, au dévouement. Voilà le vrai christianisme, celui qui n’est pas encore entaché des sophismes de la théologie.

Dieu aime, dit la religion. cela doit se traduire par aimer est divin ; Dieu souffre, cela veut dire souffrir est divin, bien entendu souffrir pour autrui, pour le bonheur de ses semblables.

Ce qui est Attribut dans le langage fleuri de la religion, il faut le regarder comme Sujet, et ce qui y est Sujet, il faut le changer en Attribut. Ce n’est qu’en prenant à rebours tous ces oracles si , qu’on arrive au vrai sens.

La souffrance du Christ représente non-seulement les douleurs de la charité, de l’amour du prochain, la douleur qui est inséparable du dévouement, mais aussi la souffrance en soi, expression simple et nette de la passibilité. Le philosophe païen s’écrie à la nouvelle de la mort de son enfant chéri : « Je savais bien que j’avais engendré un être mortel » ; le Christ verse des larmes sur la mort de Lazare qui n’est pas même une mort réelle. Socrate boit sans sourciller la ciguë, le Christ s’écrie dans ses angoisses : « Que ce calice passe, s’il est possible ! » Ces mots tragiques, qui sont l’aveu formel de notre sensibilité naturelle, ont provoqué l’explication suivante d’Ambroise (In Luca Erang. 10, 22) : « Haerent plerique hoc loco ; ego autem non solum excusandum non puto, sed etiam nusquam magis pietatem ejus majestatemque demiror : minus enim contulert mihi, nisi meum suscepisset affectum ; ergo pro me doluit, qui pro se nihil habuit quod doleret » ; et Saint Bernard ajoute avec raison : « S’il en était autrement, comment oserions-nous approcher de Dieu enveloppé dans une rigoureuse impassi-