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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

corde très bien avec la suivante de Jérôme : Quid agis,frater, in sæculo, qui major es mundo (Ad Heliod. de laude) ?

L’homme chrétien, ne se regardant plus comme en contact avec l’univers, croyait être indépendant ; les limites qui renferment notre moi, le monde objectif qui impose tant de restrictions à notre subjectivité, étaient effacées, il n’avait plus aucun motif de douter de la vérité et de l’excellence de ses sentiments subjectifs. Les païens au contraire. qui ne se repliaient point sur eux-mêmes, limitaient leur subjectivité par l’intuition du monde extérieur. Tout en glorifiant l’intelligence, la raison, la méditation, les païens étaient persuadés des droits imprescriptibles de la matière, l’opposite de l’intelligence. Ils étaient assez libéraux, si je puis dire, pour reconnaître cette matière tant en théorie qu’en pratique les chrétiens croyaient que la seule manière de s’assurer une vie subjective éternelle, était de faire la guerre à la nature, ils étaient donc intolérants en pratique et en théorie. Les païens étaient intérieurement libres, en ce sens qu’ils avaient de l’indifférence envers eux-mêmes ; les chrétiens s’étaient intérieurement affranchis de la nature, mais cette liberté n’était pas celle de la raison, la seule vraie liberté qui se restreint par l’intuition de la nature ; c’était la liberté dont jouissent l’âme affective et l’imagination, la liberté miraculeuse. Les païens étaient si frappés d’étonnement et d’admiration par l’aspect de la nature, qu’ils n’avaient qu’une seule expression pour univers et pour ornement, et qu’ils se perdaient de vue eux-mêmes en fixant le regard ravi d’enthousiasme sur la grande totalité des êtres ; les chrétiens n’avaient pas assez d’invectives et d’injures pour l’univers. Et en effet, le dogme du créateur personnel une fois admis, la créature avait perdu toute valeur intrinsèque, c’est-à-dire elle était devenue zéro, uniquement destinée à servir à la majesté du Créateur comme un moyen de se manifester. Eh ! à bas le soleil, la lune et toutes les étoiles, et vive l’âme humaine sur les débris du monde ! il est périssable. Dieu veut qu’il meure un jour, mais l’âme individuelle est éternelle. Luther dit : « Il serait bien mieux de perdre le monde entier, que de perdre Dieu qui a fait ce monde, et qui peut faire d’innombrables mondes supérieurs à l’actuel ; Dieu vaut plus que cent millions d’univers, car il n’y a pas de comparaison permise entre le temporel et l’éternel… Une seule âme pèse davantage que l’univers