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Scène XII.

LA DUCHESSE, LE DUC.
LA DUCHESSE.

Vous parliez du roi, duc ?

LE DUC.

Oui, à l’instant même ; vous ne l’avez pas vu ?

LA DUCHESSE.

Pas depuis que vous nous avez interrompus parlant de vous.

LE DUC.

Cela prouve qu’il est encore plus curieux qu’amoureux.

LA DUCHESSE.

Où donc est-il ?

LE DUC.

Sur cette galerie, à guetter le cavalier au nœud couleur de feu et la dame voilée.

LA DUCHESSE.

De sorte que le roi attend ?…

LE DUC.

Quelqu’un qui ne viendra pas. C’est ce qui fait ma consolation, duchesse… après vous toutefois.

LA DUCHESSE.

Mais dites-moi, duc, ce qui se passe, ou plutôt ce qui va se passer, et pourquoi cet air mystérieux ?

LE DUC.

Ce qui va se passer, je n’en sais rien, et voilà pourquoi j’ai l’air mystérieux : les gens qui ne savent rien ont toujours l’air mystérieux : c’est une contenance.

LA DUCHESSE.

Mais savez-vous que vous me faites grand’peur, mon cher duc ?

LE DUC.

Oh ! il ne faut pas vous effrayer à ce point. Cependant, je ne dois pas vous laisser ignorer qu’il se trame quelque chose contre nous ; je sens vaguement un otage dans l’air, et je ne serais point surpris… C’est égal, j’aimerais assez savoir à quoi m’en tenir.


Scène XIII.

LA DUCHESSE, RIUBOS entrant par le fond, LE DUC.
RIUBOS.

Monsieur le duc ! Oh ! monsieur le duc !

LE DUC.

Qu’y a-t-il donc, monsieur Riubos ?

RIUBOS.

Monseigneur, le plus déplorable accident ! le palais de votre Excellence est en feu.

LA DUCHESSE.

Grand Dieu !

LE DUC.

Hé bien ! hé bien ! madame ! nous voilà fixés au moins, nous n’avons plus d’incertitude. Mon palais brûle, Riubos, et me direz-vous quel est le Jupiter qui nous a lancé ses foudres ? (Riubos indique la galerie du fond, où le roi se trouve.)

LA DUCHESSE.

Mais c’est impossible, duc !

LE DUC.

Pourquoi donc, madame ? le roi et moi nous sommes les deux plus riches maisons d’Espagne et nous pouvons nous permettre ce jeu-là. Allons, du calme, duchesse. (À Riubos.) Et l’aigle qui a porté les foudres de Jupiter ?

RIUBOS, d’un air piteux.

Excellence… l’ordre du comte-duc…

LE DUC.

Bien ! bien ! l’aigle, c’est vous ! je m’en doutais. Capitaine, voici deux feuilles de vos tablettes. Oh ! rassurez-vous, ce n’est pas pour le service que vous m’avez rendu, mais pour celui que vous allez me rendre ; vous connaissez la galerie de marbre, qui est séparée en deux par une vieille tapisserie représentant l’incendie de Troie ; vous allez brûler ces deux feuilles auprès de cette vieille tapisserie ; prenez garde d’y mettre le feu. (Riubos indique par ses gestes qu’il comprend et que cela est terrible. Il part enfin avec la résignation du désespoir et sort par la gauche.) Oui, c’est cela, dans la galerie de marbre, beaucoup de flamme et aucun danger, c’est ce qu’il me faut.


Scène XIV.

LA DUCHESSE, LE ROI, LE DUC.
LE ROI, entrant du fond.

Venez donc voir, Albuquerque, il y a une étrange lueur là-bas. Approchez-vous de cette fenêtre, duchesse ; devinez-vous ce que cela peut être ?

LE DUC.

Sire, c’est mon palais qui brûle.

LE ROI.

Votre palais ! courez donc, cher duc ! ne perdez pas un instant… Vous avez sans doute quelques objets précieux à sauver.

LE DUC.

Mais non, sire, puisque la duchesse est là. (Réfléchissant.) Ah ! un portrait de Votre Majesté !… et j’espère arriver à temps… Allons, chère duchesse, du calme, cela n’est rien. Le palais est vieux, et je crois me rappeler que vous ne l’aimiez pas. C’est quelqu’un de vos amis qui vous aura fait cette galanterie. Sire, puisque vous l’avez permis… (Il indique qu’il va se retirer.)

LA DUCHESSE.

Mais moi, monsieur ?

LE DUC.

Vous, madame ?

LE ROI, vivement.

La duchesse n’a-t-elle pas son appartement ici, près de la reine.

LE DUC, avec une demi-ironie.

Ah ! sire, vous me comblez ! (Il sort par le fond.)


Scène XV.

LA DUCHESSE, LE ROI.
LE ROI, très-pressant pendant toute la scène.

Madame, voici un malheur dont je crains bien de ne pouvoir m’affliger, puisqu’il me donne l’occasion d’un entretien avec vous. Je ne puis m’empêcher de croire que cette fois le ciel se déclare en ma faveur.

LA DUCHESSE.

Votre Majesté dit le ciel ?

LE ROI.

L’enfer, soit ! comme il vous plaira, madame, que ce soit un ange ou un démon qui ait sonné cette heure si longtemps attendue. (Bruit au dehors.)

LA DUCHESSE.

Mais, sire, écoutez !

LE ROI.

Ce n’est rien. Vous cherchez en vain à m’échapper, mais c’est inutile ! cette heure est bien à moi (La duchesse, fuyant devant le roi, voit le feu du côté des appartements de la reine, auxquels le roi tourne le dos.)

LA DUCHESSE.

Mais c’est le feu !

LE ROI.

Que m’importe ? Vous m’entendrez, madame !…


Scène XVI.

MEDIANA portant LA REINE évanouie, entre par la gauche ; ALBUQUERQUE, OLIVARES, par le fond, LE ROI, LA DUCHESSE, mi-fond à droite.
LA DUCHESSE.

Grand Dieu !

MEDIANA, aux genoux de la reine, qu’il a déposée sur un fauteuil ; il tourne le dos au roi.

Oh ! ma souveraine !

LE ROI, se retournant au cri que pousse la duchesse.

Mediana !

ALBUQUERQUE, se précipitant et relevant Mediana.

Malheureux !

MEDIANA.

Le roi !

LE ROI, avec force et colère à Olivares.

Vous aviez raison, Olivares, vous savez ce qu’il vous reste à faire. (À Albuquerque de même.) Quant à vous, duc, partez à l’instant, à l’instant même à notre place pour le Portugal. (Le rideau tombe.)