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la bonne fortune dont on voulait vous faire honneur.

LE DUC.

Oh ! moi, Mediana, c’est autre chose : remarquez bien que je puis nier une fausse bonne fortune, n’ayant point à en cacher de véritables.

MEDIANA.

Due, j’ignore où vous voulez en venir.

LE DUC.

Moi, à rien ; c’est une théorie que j’expose. Je disais, par exemple, que lorsqu’on vient à concevoir un amour sérieux, ce n’est pas le moment de quitter sa maîtresse, comme font les sots, mais bien plutôt d’en prendre une avec beaucoup de bruit, et même un peu de scandale. Me faites-vous l’honneur de me comprendre, Mediana ?

MEDIANA.

Pas le moins du monde, monsieur le duc, je vous assure.

LE DUC.

N’importe, je continue : vous admettez bien, mon cher comte, malgré votre modestie, qu’un homme de votre mérite n’est pas sans envieux, sans ennemis à la cour. On n’imaginera pas qu’un jeune homme de vingt ans, poête, qui plus est, n’ait pas quelque amour en tête, et l’on aimera mieux-faire les suppositions les plus singulières et même les plus dangereuses. Croyez-moi, Mediana, donnez un aliment à la méchanceté de la cour. Tenez, il y a la marquise d’Astorga… il est vrai que son mari est en Portugal, et qu’il vous répugnerait sans doute de faire la cour à une femme dont le mari est absent. Du reste, en attendant son retour, vous avez la comtesse…

MEDIANA.

Je vous suis obligé, duc ; tenons-nous-en là. J’attendrai.

LE DUC

Soit ! mais croyez-moi, Mediana, l’avis que je vous donne est sérieux, Très-sérieux ; maintenant, faites-en le cas que vous voudrez. Voilà ce que j’avais à vous dire.

MEDIANA.

Je vous remercie, duc, quoique je persiste à dire que je n’ai pas compris. J’ai entrevu seulement, que vous prêchiez la morale à ravir. (Le duc lui donne la main, il sort.)


Scène VIII.

D’ALBUQUERQUE, seul.

Ce jeune homme ne m’aime pas. Pourquoi ? Dieu le sait. Si du moins il écoutait mes avis !… Mais la jeunesse n’entend pas raillerie avec l’amour, et ces adolescents ont de maladroites délicatesses qui vous compromettent une femme sans miséricorde. (Il prend une gazette sur la table de gauche et s’assied.) Ah ! diable, il paraît que ma captivité doit être longue ; on a pris soin de me procurer des journaux et la Gazette de la cour. Sotte invention que ces gazettes ! (Lisant.) « Les nouvelles de Portugal deviennent de jour en jour plus rassurantes. » Lisez déplorables. « Le marquis d’Astorga va être rappelé. » Et moi qui tout à l’heure disais à Mediana… Qu’est-ce que cela ? Encore mon nom ! Ce serait la première fois, depuis mon retour des Indes, qu’ils auraient daigné m’oublier. « On donne pour certaine la nouvelle du mariage du duc d’Albuquerque avec la fille du dernier duc de Sidonia-Cœli, mort dans les Indes orientales. » Ah çà mais, en vérité, c’est une persécution. (Il se lève.) C’est plus que cela, c’est un complot. La fille d’un de mes compagnons d’armes, une enfant sans soutien, sans famille ! Oh ! je ferai taire ces misérables !


Scène XX.

LA DUCHESSE, sortant de chez la reine, D’ALBUQUERQUE.
LE DUC.

Quelle est cette jeune fille ?

LA DUCHESSE, fort émue.

Monsieur le duc est seul ?

LE DUC

Oui, madame. Qui êtes-vous, et à quel bon génie dois-je cette faveur que vous me faites en venant me visiter dans ma prison ?

LA DUCHESSE.

Vous ne me connaissez donc point ?

LE DUC.

Je n’ai point ce bonheur, madame.

LA DUCHESSE.

Pourquoi toute la cour n’est-elle point là pour vous entendre ? Je suis la duchesse de Sidonia-Cœli.

LE DUC.

Comment, madame, c’est vous qui êtes la fille ?…

LA DUCHESSE.

J’ai su, monsieur le duc, que vous vous étiez fait mon chevalier ; vous avez été l’ami de mon père, monsieur, et c’est à ce titre, je crois, que vous avez pris ma défense. Je vous pardonne le ton que, sans le vouloir, m’aura fait votre générosité.

LE DUC.

Madame, croyez que j’étais le seul outragé, et que votre nom…

LA DUCHESSE.

Monsieur le duc, je ne feindrai pas d’ignorer le motif de votre querelle, ni les calomnies dont je suis la victime, et dont vous êtes le prétexte fort innocent. Ne vous justifiez pas, duc ; si j’avais à vous accuser, faites-moi l’honneur de croire que je ne fusse pas venue vers vous. Je suis trop de la cour pour ne pas savoir que l’on doit tout, attendre du duc d’Albuquerque, excepté une lâche action. (Elle salue.) Adieu, monsieur le duc.

LE DUC.

Mais n’aviez-vous rien à dire à l’ami de votre père ?

LA DUCHESSE.

J’ai à lui exprimer mon profond regret que ce soit lui justement qu’on ait choisi pour me perdre, lui dont le souvenir m’a toujours été, je ne dirai pas cher, mais sacré. (Ils descendent la scène.)

LE DUC.

Mon souvenir, à moi ? Et comment donc ai-je le bonheur, madame, d’être autre chose pour vous qu’un étranger ?

LA DUCHESSE.

Vous alliez partir pour les Indes, où mon père vous rejoignit plus tard, et où il mourut ; vous vîntes prendre congé de notre famille ; mon père m’appela ; j’étais tout enfant ; je jouais dans le jardin ; j’accourus. Il me poussa entre vos bras, je vous regardai avec étonnement : « Oui, Diana, me dit-il, regarde-le encore longtemps, et que ses traits se gravent dans la mémoire. Tu ne sais pas encore, mon enfant, ce que c’est qu’un héros, tu le sauras un jour. Duc, ajouta-t-il, embrassez ma fille, je crois à la bénédiction du génie. » Alors, vos lèvres touchèrent mon front ; l’instant d’après, vous étiez parti, et vous m’aviez oubliée. C’est bien simple et bien naturel. Moi, il en fut autrement : la jeunesse a ses éblouissements naïfs, ses souvenirs obstinés. Ces paroles de mon père : « C’est un héros ! » demeurèrent constamment dans mon esprit ; puis, lorsque je grandis, et que j’entendis raconter vos combats dans l’Inde, vos chasses terribles, vos splendeurs royales, toutes ces choses, enfin, qu’on disait n’appartenir qu’à vous, et qui mettaient votre nom dans toutes les bouches, je me rappelais ce que mon père m’avait dit, et je répétais joyeuse : C’est un héros ! et, avant de nous quitter, ce héros m’a embrassée au front.

LE DUC.

Pauvre enfant !

LA DUCHESSE.

Quand j’appris que vous reveniez, que j’allais vous revoir, ce fut comme une fête dans mon cœur ; j’avais perdu mon père, puis ma mère, mais il me semblait que je n’allais plus être si orpheline, puisque vous reveniez. Le jour de votre entrée à Madrid fut fixé, notre maison se trouvait sur la route que vous deviez suivre, je me cachai sur le balcon, derrière la jalousie. Le peuple, longtemps avant, votre présence, criait : Vive le duc d’Albuquerque ! comme il eût fait pour un roi. Enfin je vous vis paraître… vous montiez un cheval blanc comme la neige. En arrivant sous ma fenêtre, un drapeau qu’on agita le fit cabrer, je jetai un cri de terreur, et je poussai la jalousie devant moi comme pour vous retenir. Le bouquet que j’avais à la main m’échappa et tomba à vos pieds, et vous, sans descendre, de cheval, vous l’enlevâtes avec votre épée. Alors, comme si c’eût été un signal, une pluie de fleurs tomba sur vous de toutes les fenêtres ; vous, monsieur le duc, vous saluâtes de la tête et de la main, mais sans ramasser une seule de ces fleurs : j’étais fière et joyeuse. Je comptais sans la calomnie : ce bouquet tombé à vos pieds, on crut, que je l’avais jeté. De là, sans doute, cette fable inventée pour me perdre, et qui poursuit jusque dans sa retraite une orpheline dont vous aviez eu le temps d’oublier jusqu’au nom, jusqu’à l’existence.

LE DUC.

Non, vous vous trompez, je ne vous avais point oubliée, mais de même que vous me voyiez sans doute comme j’étais au moment de mon départ, la belle duchesse de Sidonia d’aujourd’hui était toujours pour moi la petite Diana d’autrefois ; le temps marche, je l’avais oublié : il a fait de vous une divine jeune fille, de moi presque un vieillard.

LA DUCHESSE, vivement et comme malgré elle

Oh !

LE DUC.

J’ai plus de quarante ans, duchesse, c’est-à-dire plus du double de votre âge ; mais je m’en félicite, car cet âge me donne le droit d’être votre protecteur, votre père. (Il va chercher un fauteuil à gauche ; la duchesse s’assied ; d’Albuquerque se place à côté d’elle.) Permettez-moi une question.