Page:Feuillet Echec et mat.djvu/5

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haut et devant vous, d’une chose dont je m’étonnais tout bas en votre absence : c’est qu’un homme de votre mérite militaire se croie obligé de tirer à tous moments l’épée pour de minces propos.

LE DUC.

Et moi, je m’étonne d’une chose, monsieur, c’est que vous n’ayez pas remarqué que je ne me bats jamais sans être réduit à cette extrémité par de sérieuses provocations. (Il se lève.)

OLIVARES.

Oh ! duc, vous oubliez votre duel avec le comte Da Sylva.

LE DUC.

Je vois que Votre Excellence n’en connaît point l’histoire. Monsieur Da Sylva m’avait traité de la façon la plus outrageante : il le reconnaissait lui-même, puisque nous étions convenus de nous battre chaque année, au printemps.

OLIVARES.

Voici une étrange convention !

LE DUC.

Vous le voyez bien ; tout semble étrange à qui ne connaît pas les causes. La querelle était venue à propos d’un arbre qui avait poussé dans le jardin du comte, à une grande hauteur, et cela, juste devant mes fenêtres. L’hiver, cela pouvait encore se tolérer ; mais, dès que l’arbre avait des feuilles, la chose, en vérité, devenait insupportable. Je le priai de mettre bas son arbre ; et, comme il s’y refusa, nous convînmes de nous battre tous les ans au printemps, quand cet arbre reprendrait des feuilles. Tout le monde eût agi de même.

OLIVARES.

Allons ! la raison est suffisante, et je ne doute pas que vous n’en ayez d’aussi parfaite pour expliquer toutes vos rencontres, et même cette dernière affaire avec le capitaine Riubos.

LE DUC.

Monsieur, je hais naturellement votre capitaine Riubos, et, s’il m’en croyait, il quitterait l’Espagne. Mais, à part le sentiment instinctif qui me pousse à détruire ce cavalier, j’avais tout à l’heure une excellente raison de me faire ce plaisir.

OLIVARES.

Ne vous étonnez pas de toutes mes questions, monsieur le duc ; je veux faire ressortir dans tout son éclat votre innocence aux yeux du roi Philippe IV. Quelle était cette raison ?

LE DUC.

En vérité, Excellence, on abuse de ce que j’arrive des Indes, pour me prêter des ridicules. Don Riubos s’est permis de me féliciter sur mon prochain mariage.

OLIVARES.

Ah ! oui, avec dona Sidonia.

LE DUC.

Vous aussi, Excellence, vous voulez me marier avec cette jeune fille !

OLIVARES.

Cette jeune fille est un des plus grands noms d’Espagne, et une des plus grandes beautés de la cour.

LE DUC.

Monsieur, fut-elle belle comme Vénus et noble comme la reine de Saba, cela ne changerait rien, je vous prie de le croire, à mes intentions. Le mariage est un tribut que les sols payent aux gens d’esprit ; il faut les laisser faire. — Mais voyons, Mediana, beau rêveur qui ne dites rien…

MEDIANA, sortant de sa rêverie.

Plaît-il ?

LE DUC.

Pardon, si j’ai fait fuir la muse. Vous connaissez cette jeune fille ?

MEDIANA.

Laquelle ?

LE DUC.

Mais cette jeune fille qu’on me fait épouser.

MEDIANA.

Dona Sidonia ?

LE DUC.

Bon, lui aussi !

OLIVARES.

Duc, si vous voulez faire taire ce bruit, je crains bien que vous ne soyez forcé de jeter le gant à toute la cour.

LE DUC.

Messieurs, tout ce que je puis dire, c’est que je ne l’ai jamais vue.

OLIVARES.

Et ce bouquet qui est tombé à vos pieds le jour de votre rentrée à Madrid, au moment où vous passiez sous ses fenêtres, et que vous avez si galamment ramassé ?

LE DUC.

Je ramasse toujours un bouquet qui tombe de la main d’une femme : j’aime les fleurs ; mais, je vous le répète, j’ignorais sous quel balcon je passais, et de quelle main le bouquet était tombé.

OLIVARES.

De là discrétion, duc ! je ne vous connaissais pas cette vertu.

MEDIANA, souriant.

C’est un diamant que M. le duc a rapporté des Indes.

LE DUC.

Dites-moi, Mediana, car je crois avoir enfin trouvé la clef de tout cela, dona Sidonia a sans doute un père, un oncle, un frère, qui imaginent ce moyen de se défaire de leur fille, sœur ou nièce ? Le moyen est ingénieux, mais il ne réussira pas.

MEDIANA.

Non, monsieur le duc. La duchesse de Sidonia est fille du duc de Cœli, qui, à sa mort, l’a laissée sans parents, sans appui et sans fortune.

LE DUC.

La fille du duc de Cœli, mon vieil ami, l’ancien gouverneur du Portugal ?

MEDIANA.

Justement.

LE DUC.

Je suis fâché de ne pas avoir su cela, j’eusse tué le capitaine Riubos ; car c’est une double infamie que d’attaquer un honneur qu’aucune épée ne protège.

OLIVARES.

Excepté la vôtre, cependant.

LE DUC.

L’interrogatoire est-il fini, comte-duc.

OLIVARES.

Il sera fini dès qu’il vous fatiguera, monsieur. Le roi veut beaucoup de bien à la duchesse de Sidonia, attachée à la reine ; il voit avec peine toute tâche faite à l’honneur d’une jeune fille pauvre, orpheline et sans défense. Ce sera au roi de vous demander une explication que vous avez le droit, je le reconnais, de refuser à tout le monde, même au premier ministre.

LE DUC, à part.

Le roi ! C’est étrange.

OLIVARES.

Venez-vous, comte ?

LE DUC.

Un mot, s’il vous plaît, Mediana. (À Olivares.) Pardon, Excellence. (Olivares sort tout seul.)


Scène VII.

MEDIANA, D’ALBUQUERQUE.
MEDIANA, froid et contraint.

Vous avez à me parler, duc ?

LE DUC, très-amical.

Oui.

MEDIANA.

J’écoute.

LE DUC.

Je vous dirai en ami, comte, que je ne suis pas le seul dont la cour veuille bien s’occuper, et qu’il circule de méchants propos sur vous.

MEDIANA.

Sur moi, duc ?

LE DUC.

Oui.

MEDIANA.

Dirait-on par hasard aussi que j’ai une maîtresse ?

LE DUC.

Non, monsieur ; on dit, au contraire, que vous n’en avez pas.

MEDIANA.

Mais, en vérité, duc, je ne vois rien là-dedans qui puisse m’offenser.

LE DUC.

Quand j’avais l’honneur et le plaisir d’avoir votre âge, on aurait été mieux venu à mettre en doute mes ancêtres que ma maîtresse. Parfois, je n’en avais pas, parce qu’il me convenait de n’en point avoir ; mais il me convenait qu’on m’en donnât une, et l’on m’en donnait vingt ; je ne m’en plaignais point, les belles non plus : de la sorte, tout le monde était content, et voilà de quelle façon, de mon temps, nous entendions nos devoirs de gentilshommes.

MEDIANA.

Il paraît que, depuis, votre morale a changé, duc.

LE DUC.

Pourquoi cela ?

MEDIANA.

Puisque tout à l’heure vous avez nié avec tant d’acharnement