Page:Feydeau - Théâtre complet, volume 2, 1948.djvu/135

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Rédillon. — Vous êtes bien bonne. (Après un temps.) Il vous fait la cour ?

Lucienne. — Oui.

Rédillon. — C’est du propre !

Lucienne. — Vous avez donc un privilège exclusif ?

Rédillon. — Oh ! moi, ce n’est pas la même chose ! Je vous aime, moi !

Lucienne. — Il en dit peut-être autant !

Rédillon. — Allons donc ! un monsieur que vous connaissez depuis dix minutes.

Lucienne. — Vingt !

Rédillon. — Oh ! dix, vingt, je ne suis pas à une minute près.

Lucienne. — Et puis il m’a été… présenté il y a vingt minutes ; mais de vue, je le connais depuis bien plus longtemps ! Il y a huit jours qu’il me suit dans la rue.

Rédillon. — Non !

Lucienne. — Si !

Rédillon. — Voyou !

Lucienne, devant la cheminée. — Merci, pour lui !

Rédillon. — Et c’est votre mari qui a trouvé spirituel de vous le présenter ! (Lucienne sourit en écartant les bras en manière de confirmation.) C’est charmant ! Non, ces maris ! On dirait qu’ils le font exprès, de se créer des dangers à eux-mêmes.

Lucienne. — Mais dites donc, Rédillon !…

Rédillon. — Oh ! je dis ce que je pense ! et alors, quand il leur arrive… ce qui peut leur arriver, ils viennent se plaindre ! Mais enfin, quel besoin a-t-il, Vatelin, d’introduire des hommes dans son ménage ?… Est-ce que nous en avons besoin, voyons ? Est-ce que son tête-à-tête à nous trois ne devrait pas lui suffire ? (Voyant Lucienne qui rit.) C’est vrai, ça. Moi je ne peux pas voir un homme tourner autour de vous, ça me rend fou furieux : (Un genou sur le pouf.) Je ne peux pourtant pas aller dire ça à votre mari !

Lucienne, allant à lui. — Allons, allons, calmez-vous !

Rédillon, pleurant. — Oh ! d’ailleurs, je savais bien qu’il m’arriverait malheur aujourd’hui. (Ils descendent en scène.) J’avais rêvé que toutes mes dents tombaient,… que j’en avais déjà perdu quarante-cinq et quand je rêve que mes dents tombent, ça ne manque jamais ! La dernière fois on me volait une petite chienne à laquelle je tenais beaucoup. Aujourd’hui on cherche à me voler ma maîtresse.

Lucienne. — Votre maîtresse ! Mais je ne suis pas votre maîtresse.

Rédillon. — Vous êtes la maîtresse de mon cœur,… et cela, personne, pas même vous, ne peut l’empêcher.

Lucienne. — Du moment que vous dégagez ma responsabilité !

Rédillon. — Ah ! jurez-moi que vous n’aimerez jamais cet homme.

Lucienne. — Cet homme ? mais vous êtes fou, mon ami !… Mais est-ce que je le connais seulement ? Est-ce que vous croyez que je fais même attention à lui ?

Rédillon. — Ah ! merci. D’abord vous avez remarqué comme il est déplaisant. Vous avez vu son nez ?… Avec un nez comme ça, on est incapable d’aimer.

Lucienne. — Ah !

Rédillon. — Tandis que moi, j’ai le nez qu’il faut ! j’ai le nez d’amour, le nez qui aime !…