Page:Feydeau - Théâtre complet, volume 2, 1948.djvu/195

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vie, une à vingt-cinq ans,… l’autre à cinquante-huit. Eh bien ! la première se réalise, j’ai eu 25 ans il y a huit jours.

Rédillon. — Oui, et c’est moi qui en suis le héros !… (Changeant de ton.) Attendez… non, comme ça !

Il s’étend tout de son long, dans le dos de Lucienne, la tête vers le public.

Lucienne. — Eh bien ! Qu’est-ce que vous faites ?

Rédillon. — Là ! Comme ça, je suis mieux ! Je vous vois mieux !… Je vous ai mieux !… (Il l’embrasse.) Ah ! Lucienne !… Lucienne !…

Lucienne se remet sur son séant.

Lucienne, poussant un soupir. — Ah !

La figure de Rédillon exprime une grande anxiété. Il caresse machinalement la main de Lucienne, mais on sent que sa pensée est ailleurs. Lucienne se retourne pour le regarder. Il sourit immédiatement.

Lucienne. — Eh bien !

Rédillon. — Quoi ?

Lucienne. — C’est tout ?

Rédillon. — Comment, c’est tout ? Ah ! Lucienne ! Lucienne ! (À part.) Quelle fichue idée j’ai eue d’amener Armandine hier soir ! (Lucienne le regarde à nouveau :) Ah ! Lucienne ! Lucienne !…

Lucienne, se levant. — Eh bien ! Quoi ! Lucienne ! Lucienne ! Vous ne savez dire que ça !…

Rédillon, se mettant sur son séant. — Lucienne, je ne sais pas si c’est le trouble,… l’émotion !… Je vous jure que c’est la première fois que ça m’arrive.

Lucienne. — Oh ! Et voilà un homme qui vient me parler de son amour !

Rédillon, se levant. — Mais si, je vous aime ; seulement comprenez donc, j’étais si loin de m’attendre… Alors le bonheur !… la joie !… trop de joie !… voilà la raison. Et joignez à ça un scrupule, un scrupule d’honnête homme… qui ne durera pas, mais bien justifié cependant. Je songe à votre mari, qui est mon ami. Lui faire, comme ça, un pied de cochon !… Laissez-moi le temps de me préparer à cette idée…

Lucienne, remontant à la cheminée. — Vous avez des scrupules bien tardifs, mon ami !

Rédillon. — Mais non, ça passera, je vous dis,… mais donnez-moi le loisir de réfléchir… Venez demain !… Venez ce soir.

Lucienne, au-dessus de la table. — Demain !… ce soir !… Mais ce n’est pas possible ! Mais mon mari va venir tout à l’heure !

Rédillon — Hein !

Lucienne, descendant. — Et je veux, quand il arrivera, que ma vengeance soit consommée.

Rédillon. — Votre mari !… Votre mari, ici ?

Lucienne. — Oui ! Je lui ai adressé un mot : "Vous m’avez trompée, je vous trompe à mon tour. Si vous en doutez, venez à midi chez votre ami Rédillon. (Petit mouvement de tête très léger en regardant Rédillon.) Vous m’y trouverez dans les bras de mon amant."

Rédillon. — Mais, c’est de la folie !… Ah ! bien ! nous allions en faire une jolie boulette !… Et c’est drôle, j’en avais l’intuition… Dieu merci ! le ciel m’a donné la force d’être raisonnable.