Page:Feydeau - Théâtre complet, volume 2, 1948.djvu/213

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

ma fortune dans les fonds calédoniens… c’est une débâcle, tout y a passé…"

Bretel, crachant dans le cendrier. — Pas commode !

Lucien. — "Je suis absolument ruiné…"

Bretel, posant sa pipe. — Tu es ruiné ?… vous ?

Lucien. — Hein ! quoi ? mais non… si vous ne vous occupiez pas de ce que j’écris…

Bretel. — Je ne m’occupe pas,… seulement, c’est vous qui dis.

Lucien. — Eh ! bien, qu’est-ce que ça prouve ?… j’écris une lettre d’affaires.

Bretel. — Ah ! très bien, ça est une craque, alors ?… je disais aussi !… C’te pauvre jeune homme qu’est ruiné, j’vas pas pouvoir rester à son service.

Lucien. — Ah ! je vous remercie de votre sollicitude. (Il se remet à écrire, tandis que Bretel reprend sa pipe et continue de fumer.) "Je n’ai pas le droit de te faire partager ma misère… tu le voudrais, que je m’y opposerais…" (à part) il est bon de tout prévoir. (écrivant) "Tu es jeune, tu es jolie… tu as une belle carrière devant toi… va ! oublie-moi ! sois heureuse !" (parlé) là, et puis trois beaux billets de mille francs avec ça… Ah ! mais au fait, non, puisque je suis ruiné… c’est pas la peine… non ! un peu de lyrisme (écrivant) "Que ne puis-je, en te quittant, t’offrir mieux que les larmes, que j’ai versées." (tout en écrivant, il répète sur un refrain de valse) t’offrir mieux que les larmes que j’ai versées !

Bretel, qui a écouté tout ce qui précède avec une émotion croissante, dépose sa pipe et sanglote. — Ah ! ah ! ah !

Lucien, se levant. — Eh ! bien, qu’est-ce qu’il y a ?

Bretel. — Ca est cette lettre de blague… qui est si triste…

Lucien. — Comment, c’est pour ça ?… Quel diamant !… mais voyons, puisque c’est pour rire !…

Bretel, pleurant. — Ech ! je le sais bien… Si c’était pour de vrai, je serais ferme,… mais puisque ça n’est pas… ça c’est pas besoin.

Lucien, hausse les épaules, puis met la lettre sous enveloppe. — Mlle Dora Brochet… là !… (humant l’air) Ah ça ! qu’est-ce qui sent le brûlé comme ça… ici ?

Bretel, humant l’air. — Le brulëi ?

Lucien. — Oui, ça sent la pipe…

Bretel. — Ah ! je sais ! c’est Gudule.

Lucien. — Gudule ?

Bretel, montrant sa pipe. — La voilà, Gudule… c’t’une viele amie.

Lucien. — Eh ! bien, dites donc, on ne fume pas ici…

Bretel. — Ici ? Alleï, alleï, qu’est-ce que tu chantes ?… Tu viens de fumer toi-même, savez-vous !…

Lucien. — Moi !… (à part) ah ! non, il est superbe ! (Voyant Bretel qui crache dans le cendrier.) Eh ! bien, qu’est-ce que vous faites ?

Bretel, étonné. — Eh bien ! je crache, Monsieur, dans l’assiette comme t’as dit.

Lucien. — Moi, j’ai dit ça ?

Bretel. — Oui, t’as dit qu’elle était pour mettre les cochoncetés que tu voulais pas qu’on mette sur le tapis.

Lucien. — D’abord, on ne crache pas dans un salon.

Bretel. — Oui ? Eh bien, quoi donc est-ce que tu veux que j’en fasse ?

Lucien. — Eh ! ça vous regarde… On ne crache pas, voilà tout.

Bretel. — Monsieur, je ne suis pas un saligaud, tu sais ?