Page:Feydeau - Théâtre complet, volume 5, 1948.djvu/209

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Madame Grosbois. — Un système de glaces !… Dans quel but ?

Chatel-Tarraut. — Dans le but de tout voir sans être vu.

Gabrielle. — Oh ! c’est dégoûtant !

Madame Grosbois. — J’ai déjà entendu parler de ça !

Chatel-Tarraut. — Oui, l’invention est tombée dans le domaine public. Et si tu savais ce qu’il faisait quand il n’avait pas de vassales !

Madame Grosbois. — Qu’est-ce qu’il faisait ?

Chatel-Tarraut. — Il invitait dans la chambre nuptiale un ami dont la femme lui plaisait.

Gabrielle. — Oh !

Chatel-Tarraut. — Ca doit marcher encore. Il suffisait d’appuyer sur la corne de cette licorne.

Madame Grosbois, indiquant une des deux licornes. — Celle-ci ?

Chatel-Tarraut. — Oui. Aussitôt - tandis qu’ici, automatiquement, tous les orifices se bouchaient, que la nuit se faisait - cette fresque-là, qui n’a l’air de rien, devenait transparente. Alors, ce qu’on pouvait voir !… non ! mais ce qu’on pouvait voir !

Madame Grosbois. — Vrai ? Je peux voir ça.

Chatel-Tarraut. — Il n’y a plus rien, maintenant. Que verrait-on ici ? Les volets se fermer, l’obscurité se répandre, et après ? Là, tout est éteint ; éteinte la chambre, éteints les ancêtres. Ce n’est plus qu’un mur derrière lequel il s’est passé quelque chose.

Madame Grosbois. — Eh bien ! tous les monuments historiques en sont là et pourtant on les visite. Tu n’as jamais eu la curiosité ?

Chatel-Tarraut. — Si, c’est même pour avoir, il y a vingt ans, eu cette curiosité que j’ai dû me séparer de Madame de Chatel-Tarraut.

Madame Grosbois. — Ah ! comment ça ?

Chatel-Tarraut. — Elle s’était mise au lit avec son notaire.

Gabrielle. — Ah ! elle est bonne, cette fois, elle est bonne !

Chatel-Tarraut. — Merci, ma chère enfant.

Madame Grosbois. — Le notaire ! Tu m’avais dit le sous-préfet.

Chatel-Tarraut. — Non. Le sous-Préfet, c’était la première fois.

Cependant, Mme Grosbois va presser sur la corne de la licorne. Immédiatement, les volets de la terrasse se ferment, la chambre devient noire, puis aussitôt, dans l’épaisseur de la muraille, une partie pleine s’enfonce et l’on aperçoit la chambre ardente éclairée et sur un lit de face, Phèdre et Etienne amoureusement enlacés.

Madame Grosbois. — Ah !

Chatel-Tarraut, sur son fauteuil. — Qu’est-ce qu’il y a ?

Gabrielle. — Oh ! oh ! Soleilland !

Madame Grosbois. — Parbleu ! ça devait arriver !

Chatel-Tarraut, essayant de se lever. — Ah ! mon Dieu !… oh ! oh !… oh ! ma douleur ! Ne regardez pas ! Je sais, par expérience…

Gabrielle. — Oh ! le misérable, le traître ! où est la porte ?

Chatel-Tarraut. — Fermée, au verrou !… ne regardez pas !… appuyez sur l’autre licorne !

Gabrielle. — Arrêtez-le !… arrêtez-le !

Madame Grosbois. — Hein ! tu le vois ! tu le vois !

Chatel-Tarraut. — Je vous en prie, ne regardez pas !