Page:Feydeau - Théâtre complet, volume 6, 1948.djvu/230

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Paulette. — Eh ! bien, tu n’avais qu’à ne pas lui donner… Vas-tu parler à la fin ! Pourquoi ? Pourquoi me quitter ?

Serge. — Pourquoi ? Tiens-toi bien ! parce que je suis ratissé, mon pauvre petit, complètement ratissé.

Paulette et Snobinet. — Hein !

Serge. — Je suis sans un, voilà ! comme on dit : "sans un… ! "

Paulette. — Toi ?

Snobinet, même jeu. — Ah ! cochon, c’est bien fait.

Paulette. — C’est pas possible, voyons ! je t’ai toujours vu avec de la galette.

Serge. — Bien oui ! mais la galette, c’est pas éternel, et à force de croquer dedans… tu sais !… si bien qu’un jour j’ai dû faire la triste constatation qu’il me restait pour tout capital la modeste somme de quarante mille francs ! Alors, je me suis dit : "Quarante mille francs, un déjeuner de soleil ! Je n’ai qu’un moyen, c’est de mettre ça dans les affaires ! " Et je suis parti pour Monte-Carlo. Eh ! bien tu sais, comme affaire, Monte-Carlo, c’est pas encore ça que je recommanderai à mon fils quand j’en aurai. Ce que ça été boulotté vite ! Ah ! heureusement, on m’a donné le viatique, sans quoi j’aurais jamais pu rentrer à Paris.

Paulette. — Alors tu es ruiné ? Complètement ruiné ?

Serge. — Oh !… à quarante-trois sous près !

Paulette. — Ruiné ! Il est ruiné ! Ah ! mon chéri que je t’aime !

Serge. — Qu’est-ce qui te prend ? ça te fait plaisir ?

Paulette. — Oui, oh ! oui ! Ah ! c’est que tu ne peux pas comprendre… tu ne peux pas comprendre ce que c’est pour une femme de pouvoir se dire : "C’est pour moi, c’est pour moi qu’il s’est mis dans ce pétrin-là ! " Ah ! ce qu’on éprouve-là !… et puis, vois-tu, l’homme qui donne l’argent, l’homme qui paie, on ne peut pas l’aimer, c’est contre nature,… tandis que celui qui n’a plus rien pour vous… ah ! celui-là !… quand on l’aime, ah ! on l’aime bien ! Mon chéri, mon chéri.

Elle l’embrasse avec effusion.

Serge. — Mais tu me renverses ! Ah ! bien, si je m’attendais !…

Snobinet. — Ben ! et moi, donc.

Paulette. — Et qu’est-ce que tu vas faire, hein ? Qu’est-ce que tu vas faire ? Parce que tu ne peux pas rester avec tes quarante-trois sous.

Serge. — Oh ! naturellement, je vais travailler.

Paulette. — C’est ça ! c’est ça ! ah ! tu es courageux

Serge. — On m’a parlé d’une affaire à Saïgon… une affaire de glace artificielle… C’est appelé à un grand avenir.

Paulette. — Ah ! très bien !… Alors, il faut faire ça !… les glaces, je te crois ! les femmes sont si coquettes !

Serge. — Non, c’est des glaces pour manger.

Paulette. — Ah ! tu vas te mettre glacier ?

Serge. — Oh ! bien sûr, je ne traînerai pas une petite voiture avec des sorbets que je mettrai dans un verre sans fond avec une palette de bois… Non, c’est une grosse entreprise de glace à rafraîchir.

Paulette. — Ah ! oui !

Serge. — Et quand je serai riche, eh ! bien, je te reviendrai.

Paulette. — Comment… tu me reviendras ! Mais je ne veux pas que tu me quittes.

Serge. — Mais ce n’est pas possible, voyons !

Paulette. — Du tout ! du tout ! tu iras à ton travail dans la journée et le soir tu me reviendras.