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Page:Feydeau - Théâtre complet, volume 7, 1948.djvu/247

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(Brusquement.) Ah ! C’est bien toi, ça ! tu vas me chicaner pour un Louis et quand il s’agit de ton plaisir, tu n’y regardes pas.

Lucien, se levant et tout en gagnant par un mouvement en demi-cercle la banquette sur laquelle il s’assied. — Oh ! exquis ! charmant ! délicieux !

Yvonne, après un temps et sur ce même ton glacial. — Qu’est-ce que tu as dépensé pour ton souper ?

Lucien, avec un geste d’impatience. — Est-ce que je sais !

Yvonne a un sursaut des épaules, puis se mettant à genoux sur le lit. — Tu ne sais même pas ce que tu as dépensé !

Lucien lève les yeux au ciel, puis sur un ton obsédé. — Onze francs soixante-quinze, là !

Yvonne, se dressant sur les genoux de toute sa hauteur et les mains agrippées à la barre du pied du lit, scandant chaque syllabe. — Onze francs soixante-quinze, pour de la boustifaille !… Voilà ! Qu’est-ce que je disais ! (Changeant de ton.) L’autre jour…

Lucien, sentant que la scène va s’engager sur un nouveau terrain, agite nerveusement la tête avec les yeux au ciel et au mouvement de ses lèvres on comprend le mot qu’il ne prononce pas. — Oh ! m… ! (Il quitte sa place et remonte au fond.)

Yvonne, qui ne lâche pas prise, tout en sautant à bas du lit, entre les dents. — Quel mufle ! (Elle a couru rejoindre Lucien au fond, et le faisant pivoter par le bras de façon à le tourner face à elle.) L’autre jour quand j’ai eu le malheur d’acheter un flacon de Rose-Coty, tu m’as dit que je te ruinais ; et toi tu dépenses (Scandé.) onze francs soixante-quinze pour ton souper ! Mais moi, au moins, mon flacon, je l’ai ! ma Rose-Coty, j’en profite ! tandis que toi, ton souper, où est-il maintenant ?

Lucien, avec rage, en se frappant le creux de l’estomac. — Mais là ! là !

Yvonne, le lâchant pour retourner à son lit et regrimper dedans. — Ah ! « là ! là ! » Tu es bien avancé ! Comme si tu n’aurais pas mieux fait de les mettre de côté, ces onze francs soixante-quinze !… pour payer le tapissier, tiens !

Lucien, qui s’est assis, pendant ce qui précède, sur la chaise à côté du secrétaire. — Je lui dois huit cents francs ; tu ne me vois pas lui offrant onze francs soixante-quinze !

Yvonne. — Au moins, tu lui aurais prouvé ta bonne volonté ! Si je te parle de lui, c’est qu’il est venu aujourd’hui.

Lucien, dressant l’oreille. — Ah ?

Yvonne. — Et il a déclaré qu’il en avait assez d’être lanterné… et que si tu ne lui versais pas un fort acompte, eh ! bien ! il était décidé à t’envoyer du papier timbré ; et ça, aux Galeries Lafayette ! Tu vois comme ça fera bon effet.

Lucien, se levant et descendant en scène. — Il a dit ça ?

Yvonne. — Oui.

Lucien. — Ah ! il fait du chantage ! (Dans la direction de la porte du fond, comme s’il parlait au tapissier.) C’est bien, monsieur !… (À Yvonne.) Je comptais lui faire un versement…

Yvonne, implacable. — Quand ?

Lucien, interloqué. — Euh !… quand j’aurais pu ! mais, puisque c’est comme ça ! il peut se brosser.

Yvonne, martelant chaque syllabe et les mains au ciel. — Et tu vas dépenser onze francs soixante-quinze à ton souper !

Lucien, qui est remonté au-dessus du lit, — sortant hors de ses gonds. — Ah ! non, toi, fous-moi la paix avec mon souper.