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(Lucien, voyant que ça peut durer longtemps, s’assied sur la chaise près de la cheminée.)

Joseph, heureux de donner à Yvonne cette consolation. — Pas un instant ;… Elle était très bien portante… elle avait mangé de bon appétit à dîner : deux tranches de gigot…

Yvonne, avec émotion, les yeux au ciel. — Deux tranches de gigot !

Lucien, sur un ton navré. — Deux tranches de gigot !

Joseph, dans un soupir. — Deux tranches de gigot, oui ! (Reprenant son récit.) Après le dîner, elle avait fait deux ou trois patiences ; puis elle était allée se coucher… avec monsieur.

Yvonne, prostrée dans sa douleur, et d’une voix à peine perceptible. — Ma pauvre mam… (À ce moment seulement les derniers mots de Joseph frappent son cerveau, elle relève lentement la tête comme quelqu’un qui s’interroge, puis la tournant vers Joseph.) Monsieur ?

Lucien, en même temps que sa femme. — Monsieur ?

Yvonne. — Maman était couchée avec un monsieur ?

Lucien. — Quel monsieur ?

Joseph, avec une pointe d’inquiétude dans la voix. — Mais… M. Fajolet !… le père de madame !

Yvonne. — Mon père !

Lucien, qui s’est levé et, les dents serrées, le menton en avant, s’est avancé jusque vers Joseph, le faisant pivoter vers lui d’une tape brusque sur le bras. — Où ça son père ? Qui ça son père ? Ma belle-mère est veuve !

Joseph, pivotant sur lui-même et dos au public, reculant jusqu’à l’avant-scène. — Ah ! mon Dieu ! vous n’êtes donc pas monsieur et madame Pinnevinnette !

Yvonne. — Pinnevinnette !

Lucien, furieux, et tout en marchant sur lui, avec l’allure d’un fauve qui va s’élancer sur sa proie. — Mais non, monsieur, nous ne sommes pas les Pinnevinnette ! (Joseph a reculé à mesure que Lucien et Yvonne avançaient sur lui, et finit peu à peu par être acculé contre la table de nuit.)

Yvonne, qui a suivi son mari dans un mouvement en ciseaux, ce qui la met à sa droite. — Est-ce que nous avons l’air de Pinnevinnette ?

Lucien. — C’est sur le palier à droite, les Pinnevinnette !

Joseph, la gorge serrée. — Eh bien ! c’est pas le palier droit, ici ?

Lucien. — Non, monsieur, c’est le gauche ! c’est le droit quand on sort de l’ascenseur, mais le gauche quand on prend l’escalier.

Yvonne. — Si vous aviez pris l’escalier comme tout le monde !…

Joseph, brusquement. — Ah ! mon Dieu !

Yvonne et Lucien. — Quoi ?

Joseph. — Mais alors… il va falloir que je recommence à annoncer ?

Lucien, le prenant par le bras et l’envoyant au milieu de la scène. — Non, mais vous ne pensez pas que je vais y aller pour vous ?

Joseph. — Oh ! recommencer ! Moi qui étais si content d’être débarrassé.

Lucien. — A-t-on jamais vu un imbécile pareil !

Yvonne, marchant également sur lui. — Venir vous donner des émotions en vous annonçant que votre mère est morte quand elle ne l’est pas !

Joseph. — Madame, je suis désolé.

Yvonne, haussant les épaules. — Oh taisez-vous donc ! (Elle redescend à droite.)

Lucien, le faisant pirouetter et l’envoyant ainsi au fond de la scène. — Allez, foutez-moi le camp ! Espèce d’idiot !

Yvonne, à l’avant-scène au pied du lit. — Maladroit !