Page:Feydeau - Théâtre complet, volume 7, 1948.djvu/270

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Trévelin. — Oui ! ben oui ! Mais il y en a cent mille comme ça ! s’il suffisait d’être gentille pour que les hommes… mais on n’aurait plus le temps de souffler. Ah ! alors, on m’a vu en auto avec elle. Tiens, tiens, tiens ! Qui est-ce qui t’a conté cette absurdité-là !

Emilienne. — Qu’est-ce que ça te fait puisque je n’en ai pas cru un mot ? Le jour qu’on m’avait dit qu’on t’avait rencontré, je t’avais déposé moi-même à ton cercle. Alors !

Trévelin. — Alors ! y a pas de doute !

Emilienne. — Oui, mais tout de même, j’en reviens à ce que je disais, si j’étais ta maîtresse au lieu d’être ta femme, eh bien ! tu serais un peu plus pressé de te fourrer dans tes draps… dans mes draps… dans nos draps.

Trévelin, d’un ton traînard. — Mais non ! mais non !

Emilienne. — Non, vraiment, c’est pas juste ! Voilà notre lot, à nous autres femmes mariées. On vous dit : vous n’aurez droit qu’à un seul homme pour toute la vie, ou enfin pour toute sa vie… et voilà ce qu’on a au bout de quelques mois, un monsieur qui a l’air de vous faire une grâce quand on lui dit : "Allons, viens te coucher ! "

Trévelin. — Oh ! qu’est-ce que tu vas chercher ?

Emilienne. — Mais sapristi ! au moins qu’on vous en laisse prendre un autre de rechange, qu’on nous permette de varier un peu.

Trévelin. — Tu es folle !

Emilienne. — Quand on compare à notre sort, celui des courtisanes ! Ah ! en voilà qui ont de la chance ! Tous les hommes sont à tirer la langue autour d’elles.

Trévelin. — Oh ! tu as des expressions !

Emilienne. — Quoi ? C’est pas vrai ? Elles ont tout ! On les couvre de bijoux, de fleurs, de cadeaux, on leur achète des hôtels, des voitures, tandis que nous… rien…

Trévelin. — Vous, vous avez l’estime.

Emilienne. — Oui, Oh ! Ça nous fait une belle jambe ! et le droit de rester à la maison faire les comptes de la cuisinière ! Merci ! j’aime mieux le lot de ces dames. Qu’est-ce que ça peut leur faire de n’avoir pas au fond votre estime, puisque vous leur en donnez toutes les marques extérieures, les attentions, les courbettes… Ah ! j’aurais dû être cocotte ! J’ai manqué ma vocation..

Trévelin. — Ah ! je t’en prie, Emilienne !

Emilienne. — Mais c’est vrai.

Trévelin. — Je ne comprends pas qu’une femme honnête, une qui a reçu une bonne éducation, puisse avoir des idées pareilles.

Emilienne. — Quoi, ça ne change rien aux choses ! Maintenant, c’est cuit, je suis vouée à la ligne droite ! Y a rien à faire ! Mais tout de même tu ne peux pas m’empêcher, à part moi, de réfléchir, de comparer ! Quand je vois ce qu’étaient les grandes favorites ! les Pompadour, les Dubarry ! (Trévelin hausse les épaules). Tiens, l’autre jour, de notre loge, aux Folies-Bergère, je les regardais manœuvrer dans le promenoir…

Trévelin. — Qui ? les Dubarry ! les Pompadour !

Emilienne. — Non, mais les petites femmes de là ! Je les voyais papillonner, aller comme ça, de l’un à l’autre, gaies, joyeuses.

Trévelin. — Oui, tu crois ça.

Emilienne. — L’œil provocant, les narines au vent.

Trévelin, haussant les épaules. — Au vent ! il n’y a pas de vent aux Folies-Bergère.

Emilienne. — Oui, enfin…

Trévelin. — Il y a tout au plus des courants d’air.