Madame Follentin. — Mais ce n’est pas pour toi ! C’est pour l’arrivée du roi d’Espagne !
Follentin. — Je m’en fiche, de ton roi d’Espagne !
Marthe. — Un gosse !
Follentin. — Est-ce que je lui ai demandé de venir ? Est-ce qu’il me fera trouver quatre sous, ton roi d’Espagne ? Et les voies sont obstruées, et on est bousculé, on ne peut pas avancer !… Et on appelle ça la liberté !… Oh ! quelle époque, mon Dieu ! quelle époque !
Marthe. — Allons, voyons, papa, ne te frappe donc pas !
Madame Follentin. — Au lieu de te tourner les sangs, mets-toi plutôt à table.
Follentin. — Je n’ai pas faim !
Marthe. — Eh ! bien ! n’aie pas faim, mais mange tout de même ! Tu ne peux pas rester l’estomac vide !
Follentin. — Et puis, je n’ai pas le temps ! tu sais bien qu’il y a ce soir réception au ministère !… Et la veille du jour où je dois passer chef de bureau. Je n’ai donc que le temps de m’habiller.
Madame Follentin. — Mon Dieu ! que tu es pressé, il ne s’en ira pas, ton ministre !
Marthe. — Il est du bloc !
Madame Follentin. — Pourvu que tu y sois à 10 heures. Tu as toujours le temps de prendre quelque chose, voyons !
Follentin. — Non ! non !… (Puis avec humeur.) Ah ! On ne peut rien faire comme on l’entend !
Marthe. — Eh bien ! voilà, nous sommes des despotes ! Mets-toi là !
Madame Follentin (le servant). — Voilà un bouillon !
Marthe. — Et pour gagner du temps, tout en mangeant, voici ton courrier que tu pourras dépouiller. (Elle lui remet son courrier, puis va s’asseoir à sa place habituelle).
Follentin. — Pour ce qu’il m’apportera de bon !… (Il prend sa soupe. Les deux femmes se servent. Prenant un papier de contributions parmi les lettres). Qu’est-ce que c’est que ça ? Ah ! les contributions !… Il y avait longtemps ! Voilà encore une chose inique,… les contributions ! Encore si c’était une fois,… mais tous les ans !… On n’a pas plutôt payé que ça revient !… Tout cela pour entretenir le Conseil Municipal !
Madame Follentin. — Que veux-tu, mon ami, il n’y a pas que toi !
Follentin. — Oui, mais les autres, ça m’est égal !… On vient vous dire à ça qu’il faut qu’ils éclairent les rues !… Qu’est-ce que ça me fait, à moi !… Je ne sors pas le soir. Enfin !
Marthe. — D’ailleurs, papa, c’est le papier rose ! Tu as encore le bleu, le vert, le jaune ! (Pendant ce qui précède, Follentin a pris sa soupe. Les deux femmes changent les assiettes).
Madame Follentin (les servant). — Voici le gigot !
Follentin. — Encore du gigot !
Madame Follentin. — Une tranche de gigot !
Follentin (rendant son assiette). — Pas trop cuite !… Merci. (Pendant que les femmes se servent, il ouvre une lettre qu’il parcourt). C’est du cuir ! (Il sent la lettre. Lisant) « Infâme capitaliste, nous savons que tu as fait un gros héritage… » Voilà !… « Si tu n’envoies pas une somme de cinq mille francs à l’œuvre des Sans-Patrons, on te fera sauter ! »
Madame Follentin. — Ah ! mon Dieu.
Marthe. — On va sauter !
Follentin. — Eh bien ! il ne manquerait plus que ça !… Qu’on me fasse sauter pour l’héritage de ton oncle ! Ce serait le comble de ses bienfaits !