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l’ombre s’efface

La voix avait de la douceur, mais elle sonna pour moi aussi aigrement qu’un tocsin.

Je le regardai avec stupeur et effroi. Comment ! cet être plein de clarté était Hervé, jeune homme ran­cunier et jaloux ? Il avait les yeux bleus qui se nuan­çaient de violet. Son front était pur et haut, et ses lèvres aux inflexions tendres me semblaient respirer la bonté.

Il m’était impossible de me le figurer en fureur. Je le regardais avec des yeux extasiés, parce que jamais je n’avais vu à un homme cette beauté d’archange.

Craignant que son air doux ne l’abandonnât, je n’osais lui dire mon nom. Il me causait tant d’admi­ration à le voir ainsi que je voulais prolonger ce moment.

Si mon silence ne m’embarrassait pas, il n’en était pas de même pour lui.

Il me demanda avec un sourire séduisant :

— Vous attendez mon père, madame ?

— Oui, monsieur.

— Je crois qu’il est occupé.

— Oh ! je ne m’ennuie pas ! ripostai-je avec spon­tanéité. Ces albums me font passer des instants déli­cieux. Ces existences me passionnent.

— Vous êtes intelligente. Combien de femmes, à votre place, ne verraient que le côté bohème et fan­taisiste de ce monde.

— C’est que ces femmes ne réfléchiraient pas au labeur écrasant que nécessite la gloire.

J’avais prononcé cette phrase avec feu.

Mon interlocuteur posa sur moi un regard lourd et il murmura :

— Vous êtes une enthousiaste. Oh ! j’aime ce genre d’esprit. Je vous devine franche et ferme dans vos opinions. Et puis vous êtes jolie… Mon Dieu, que vous êtes attirante !…

Je me levai d’un bond. Je ne m’attendais pas à de semblables paroles. Pour qui ce monsieur me prenait-il ? Toute sa beauté disparut soudain à mes yeux, et je ne vis plus qu’un homme brutal avec la fatuité au front.

Pour me faire respecter, quitte à voir la furie trans­former ses traits, je m’écriai :

— Monsieur, je suis Mme Jacques Rodilat.