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l’ombre s’efface

compagnes, les filles des Labatte, travaillaient autant que moi, sinon davantage, et leurs exercices étaient plus périlleux. Elles avaient à compter avec leur cheval, tandis que je n’avais que ma personne à exercer.

— Mais ce numéro terrible, ce piédestal large de quarante centimètres où vous dansiez en jonglant, quel miracle de précision il vous a fallu ! Je crois que je n’aurais pas pu vous regarder dans ce numéro, j’aurais tremblé de frayeur.

— Pour acquérir de la notoriété, il faut que le public frissonne, murmurai-je rêveusement.

— À votre place, j’aurais gardé un peu de rancune à Jacques Rodilat.

— Je l’aime trop pour cela ! m’exclamai-je en riant.

— Vous admirer dans un pareil défi à la mort, c’est inconcevable pour un amoureux !

— Sans doute avait-il confiance en moi et a-t-il apprécié mon courage.

— Malgré votre magnifique confiance en votre adresse, vous auriez pu tomber.

Mme de Sesse frissonnait en me disant ces mots et je voyais qu’elle en voulait beaucoup à Jacques.

Je répondis gravement :

— J’ai appris à marcher droit mon chemin en me soumettant à la Providence. Jetée dans la vie, je ne pouvais que me confier à Dieu. Quand je risquais mes jours, j’ignorais que Jacques m’aimait. Peut-être, si je l’avais su, aurais-je eu plus de souci de mon existence. La chance m’a favorisée parce que j’ai pu prouver à Jacques que je ne lui avais pas menti. Il a pu constater aussi que ma conduite était digne.

Il y eut un silence entre nous, puis Mme de Sesse s’écria soudain avec véhémence :

— Que la vie est torturante ! Peut-être ai-je une fille de par le monde qui est esclave d’un métier dangereux !

Je la regardai, comme si je la voyais tout d’un coup prise de folie.

— Madame, m’écriai-je en tremblant, que dites-vous là ?

Son visage était caché par ses deux mains, puis elle le dégagea et murmura :

— Pardon ; par moments, je rêve tout haut. Je pense tellement à ma pauvre petite fille, que je m’ima­-