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son bateau. Quel singulier et touchant spectacle n’eût pas offert notre gentilhomme franc-comtois, conduisant lui-même, durant ce long trajet, à petites et laborieuses journées, le modèle de son bateau à vapeur, sur la même charrette qui portait deux muids de son vin blanc !

Le 21 janvier 1802, M. de Jouffroy écrivait à son ami :

« Mon cher Follenai, je suis ici depuis quinze jours occupé à travailler ; ce que je préfère à rester à Abbans, parce que j’ai la ressource de Marmillon. Il faut que je dépose mon modèle cacheté, plus 900 francs, et que je souscrive en outre une obligation de 750 francs ; c’est ce que coûtera mon brevet pour quinze ans ; cette somme, avec mes matériaux, m’aurait suffi pour faire mon bateau, ainsi que la machine, et les mettre en état de recevoir la pompe à feu[1]. »

À partir de 1802, de Jouffroy et Follenai se réunirent souvent, soit à Paris, soit en Franche-Comté, pour s’occuper de leur entreprise.

Mais les anciens actionnaires de leur société avaient été dispersés ou ruinés par la révolution. Aussi tous leurs efforts furent inutiles. Non-seulement on ne parvint pas à former une compagnie pour l’essai de la navigation à vapeur, mais M. de Jouffroy ne put trouver les fonds nécessaires pour se faire délivrer un brevet d’invention.

Ce ne fut qu’au retour des Bourbons que l’étoile de M. de Jouffroy commença à briller un peu. Son long dévouement à la famille royale trouva sa récompense. Il obtint les bonnes grâces de Louis XVIII, qui l’envoya comme commissaire du gouvernement dans les départements de l’Est.

Profitant de la faveur royale, le marquis de Jouffroy fit valoir ses droits comme créateur de la navigation par la vapeur, et il obtint enfin un brevet qui le déclarait l’auteur de cette découverte. Une société financière s’offrit pour exécuter les plans qu’il présentait. Le comte d’Artois se déclara son protecteur, et l’on donna le nom de Charles-Philippe à un bateau à vapeur qui fut construit au Petit-Bercy, et lancé avec une certaine solennité, le 20 août 1816, pendant les fêtes qui suivirent le mariage du duc de Berry.

On voit représentée (fig. 101) l’intéressante opération du lancement, fait à Bercy, du bateau à vapeur que le marquis de Jouffroy, après tant d’efforts et de luttes, avait enfin réussi à faire exécuter.

De Bercy, le bateau à vapeur fut dirigé jusqu’aux Tuileries. Les acclamations de la foule ne cessaient de l’accompagner. Quand il s’arrêta sous les fenêtres du palais des Tuileries, où se trouvaient Louis XVIII et le comte d’Artois, les acclamations redoublèrent, et durent vivement émouvoir l’âme du noble inventeur.

La fortune semblait donc sourire à la persévérance et aux talents du marquis de Jouffroy ; mais cette tardive lueur de prospérité ne fut qu’un éclair. Son privilége fut contesté judiciairement. Une compagnie nouvelle, la société Pajol, obtint un brevet et commença une exploitation rivale.

Cette concurrence fut fatale aux deux entreprises. Les dépenses considérables que nécessitait la construction des bateaux à vapeur, si nouvelle parmi nous à cette époque, absorbèrent tous les fonds des actionnaires. La compagnie de M. de Jouffroy fut ruinée, et ses concurrents ne furent guère

  1. M. Paguelle, dans la notice que nous avons déjà citée plusieurs fois, essaye de donner quelques éclaircissements sur ce grand bateau que l’inventeur construisait en 1802, avec l’aide de son fils Achille et de M. Marion, en même temps qu’il travaillait à son petit modèle.

    « Si j’en crois, dit M. Paguelle, les traditions du pays, il l’aurait fait naviguer, vers 1803 ou 1804, entre Abbans-Dessous et Osselle ; il resta quelque temps amarré au portail de Roche. Je tiens ces faits, non-seulement de mon père, intimement lié avec la famille de Claude de Jouffroy, mais encore d’autres témoins oculaires, parmi lesquels je citerai M. Domet, ancien inspecteur des eaux et forêts à Vesoul, M. Victor Grillet, ancien avocat et député du Doubs, M. Talbert de Nancray.

    « On voyait encore, il y a près de trente ans, à quelque distance d’Abbans-Dessus, une petite construction élevée, m’a-t-on dit, de la main même des fils de M. Claude de Jouffroy pour abriter le travail de leur père ; des débris du petit modèle ont été conservés pendant longtemps au château d’Abbans-Dessus, où, l’automne dernier, dans la cour d’entrée, j’ai vu la forge qui a servi à l’inventeur pour établir de ses mains les pièces de la machine. » (Notice sur les premiers essais de la navigation par la vapeur, page 15.)