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même mémoire, puisqu’il copie dans son histoire, presque mot pour mot, une partie de mes expériences, a-t-il bonne grâce de chercher à m’enlever cette invention, lorsqu’il dit : « Et M. Romas, voulant s’assurer par lui-même de ce qu’il entendait raconter à ce sujet, la répéta en France, mais avec beaucoup plus d’appareil » ? Il me semble, monsieur, qu’un historien qui dissimule des choses qu’il a eues sous ses yeux, et qui porte la preuve de sa dissimulation, ne mérite pas que « les savants de Paris et de Londres confirment par leurs éloges le jugement que vous avez porté de son ouvrage, lorsque vous l’avez annoncé ».

Par toutes ces preuves, qui sont à la portée de tout le monde, il demeure donc solidement établi que je suis l’auteur du cerf-volant électrique : j’en avais eu l’idée dès le 12 de juillet 1752 ; et quand bien même il serait constaté (ce qui ne l’est pas) que M. Franklin en avait fait usage dans les derniers jours du mois de juin précédent, cette invention m’appartiendrait : il n’était pas possible que j’eusse entendu parler de son expérience, quoiqu’il ait plu à M. Priestley de le dire, je ne sais guère sur quel fondement.

Ce n’est pourtant pas tout, monsieur ; au secours de ces preuves positives vient la possession publique, dans laquelle je n’ai pas cessé d’être de l’invention du cerf-volant, malgré les efforts de quelques contradicteurs.

Pour apercevoir cette possession, il suffit de jeter un regard sur les feuilles hebdomadaires de Paris pour les provinces, du 17 juin 1753, du 1er mai 1754, du 29 septembre 1756 ; sur celles de Toulouse du 12 novembre 1761 ; sur le journal de Trévoux du mois de décembre 1753 ; sur une lettre de M. l’abbé Nollet au père Beccaria ; sur une autre lettre que le même abbé m’a fait l’honneur de m’adresser aussi[1] ; sur la page 295 du tome VI des Leçons de physique de ce célèbre académicien ; en un mot, sur plusieurs autres ouvrages que je n’ai pas actuellement en ma disposition, qui supposent ou disent expressément que je suis l’auteur du cerf-volant électrique.

Quoi donc, monsieur ! serait-il possible que M. Priestley n’eût rien vu de tout cela[2] ? C’est ce qu’il serait bien difficile de se persuader. M. Priestley a prétendu que M. Franklin a fait l’expérience du cerf-volant dans la campagne de Philadelphie, au mois de juin 1752.

À ce fait, qui est un des plus importants de la contestation, et qui mérite une attention particulière de ma part, je réponds que si M. Priestley eût donné pour époque un temps plus reculé, par exemple, les trois ou quatre derniers mois de l’année 1752, je ne ferais nulle difficulté de l’en croire, sans autre preuve que celle de sa parole. Mais dès qu’il fixe cette époque au mois de juin, sans parler du jour, je ne sais trop pourquoi, je ne puis me rendre à sa simple allégation, pour deux raisons très-considérables : la première, parce que selon M. Priestley lui-même, quand M. Franklin fit son expérience du cerf-volant, il la fit en secret et sans autre témoin que son fils ; la seconde, parce que M. Franklin ne la fit que lorsqu’il eut été informé du succès que MM. Delor et Dalibard avaient eu en France sur l’aiguille.

La première raison est simple, et néanmoins très-forte. Si M. Franklin a fait l’épreuve de son cerf-volant en secret, et sans autre témoin que son fils, comment pourra-t-il constater son opération ? Des principes sûrs et incontestables nous enseignent que nul n’est témoin dans sa propre cause, et que le fils ne peut l’être dans celle de son père. Il n’en est pas ainsi de moi ; j’ai eu l’idée de mon cerf-volant tout au moins le 12 de juillet 1752. Cette date est consignée dans ma lettre à l’Académie de Bordeaux ; cette lettre est devenue authentique par la lecture qui en a été faite d’abord, dans une séance particulière de cette compagnie ; ensuite dans une séance publique ; et enfin, par le soin que cette même compagnie, établie par autorité du prince, a eu de conserver cette pièce dans ses archives. Ce sont là mes preuves : que les partisans de M. Franklin en montrent de semblables ; ou s’ils ne peuvent pas le faire, qu’ils conviennent de leur tort.

La seconde raison n’est pas moins victorieuse. Suivant l’aveu de M. Priestley, M. Franklin n’a éprouvé son cerf-volant qu’après qu’il a été instruit des succès que MM. Delor et Dalibard eurent en France sur l’aiguille, et qu’après qu’il eut eu le même succès à Philadelphie sur cet instrument. Au surplus, tout cela était fait avant la fin du mois de juin 1752 : cet aveu engage naturellement à supposer que M. Franklin eut le temps de recevoir ces instructions, et que tout de suite il trouva l’occasion d’opérer ; c’est dans ce temps et dans l’occasion que consiste une difficulté qui a échappé à la prévoyance de l’historien. La première épreuve de l’aiguille fut faite en France à Marly-la-Ville, le 10 mai 1752 : du 10 mai jusqu’au 30 juin inclusivement, il s’est écoulé un mois deux tiers, ou, si l’on veut, cinquante et un jours. De là il s’agit de savoir si cinquante et un jours laissent un temps assez long pour que la nouvelle, supposée partie le plus tôt qu’il était possible de France, parvînt dans l’Amérique septentrionale, et à Philadelphie, avant la fin du mois de juin suivant. Je pense avoir montré ci-dessus, en discutant un fait semblable à celui-ci, que cet espace de temps est très-court. Mais s’il a été suffisant (ce que les navigateurs décideront mieux que personne), il faudrait convenir que toutes choses s’étaient portées à favoriser M. Franklin, et qu’au contraire elles avaient toutes conspiré contre moi. Du moins est-il certain, monsieur, que quoique la ville où j’ai mon

  1. On trouve ces deux lettres dans la seconde partie des Lettres sur l’électricité, pp. 188 et 228.
  2. On verra bientôt que si M. Priestley ne connaissait pas tous ces ouvrages, il en connaissait du moins une partie, ce qui découvre de plus en plus sa dissimulation.